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mercredi 22 décembre 2021

Rama Yade au pays des neuneus 2.2/4


Vous avez dit "French Theory" ?
 
 
(Vous avez dit "bizarre" ? Cet article, probablement le plus austère de la série, est un de ceux qui ont connu le plus de visites. Pour en savoir plus sur la French Theory ? J'avoue avoir moi-même appris pas mal de choses sur la question. Merci qui ? Merci Rama Yade ! Le texte comporte 5150 mots et 32731 signes et espaces)

Le wokisme, vu par Eugénie Bastié, du Figaro, ou "je ne sais pas de quoi je parle, mais j'en parle quand même.". Pour être honnête, Bastié cite deux essayistes américains dont je doute que leur prose porte quelque ombrage que ce soit au tsunami Black Lives Matter. Mais bon ! Ce qui suit est censé être une citation :

«Privilège blanc» «masculinité toxique», «grossophobie», «intersectionnalité», «hétéronormativité»: leur jargon prétentieux envahit l’espace public. Leurs postures radicales sont tellement fantaisistes qu’on finit par se demander s’il s’agit d’une menace bien consistante ou bien d’une minorité d’activistes sans réel pouvoir. (Source)

"Minorité d'activistes sans pouvoir", vraiment ? On a vu récemment la municipalité de New York acter le déboulonnage d'une statue de rien moins que Thomas Jefferson et sans même que quelque activiste sans réel pouvoir que ce soit ne le lui réclame.

Quant à la litanie susmentionnée, il n'y manque - et cela me surprend ! - que cancel culture, indigéniste, racialiste et autres formules stupides. Mais il est vrai que je n'ai pas lu tout le papier !

Sinon, le fait que des gens apparemment intelligents consacrent autant de temps à un courant minoritaire et sans réel pouvoir, allant jusqu'à lui consacrer une petite montagne d'essais qui ne cesse de grandir, n'en dit-il pas long sur le vent de panique qui s'est emparé de pseudo-intellectuels habitués à truster les médias traditionnels, lesquels médias se voient désormais rudement concurrencés par les nouveaux outils de l'Internet 2.0 ? Et voilà que nos pseudo-mandarins sentent le sol se dérober sous leurs pieds, face à cette populace bien décidée à prendre la parole et qui excelle désormais dans le maniement des réseaux sociaux !

Nous allons laisser Eugénie Bastié à ses maux de tête ! Je tombe tantôt sur un forum de discussion, où il est question des origines de ladite French Theory évoquée par Rama Yade dans l'interview à l'Express qui nous occupe depuis le premier épisode de cette série.

 Q. J'ai du mal à saisir les nuances entre constructivisme et déconstructivisme. Les deux se rattachent au mouvement post-moderne, et conçoivent la réalité comme indépendante de la vision de l'observateur, et donc construite par celui-ci. Leurs différences résident-elles dans leurs méthodes de "déconstruction", l'une plus épistémologique et anthropologique, l'autre plus centrée sur l'analyse des écrits et des discours ? (…) Est il possible d'avoir une réponse sur la différence entre constructivisme et déconstructionnisme ? Le second est-il une variante du premier ?

Rép. Non, le « déconstructionnisme » tel que vous l'entendez se limite à Derrida (cf. la différance), qui inaugure une manière d'interpréter les œuvres. On est là dans l'herméneutique, pas dans une variante du constructivisme. Comparez plutôt Derrida et Merleau-Ponty. Celui-ci, qui se voulait tout autant l'héritier de la linguistique saussurienne que Derrida, prit le parti inverse : il ne déconstruisait pas les œuvres pour leur trouver un sens ; il les lisait de manière à en faire émerger le sens (on peut parler de restitution, par opposition à la déconstruction). Confrontez par exemple leur démarche respective en lisant d'un côté Signes (Folio Essais) et de l'autre L'écriture et la différence (Points Seuil), on y trouve deux manières opposées de pratiquer la compréhension/interprétation des œuvres.

Ce qui peut induire en erreur, c'est que les partisans du « déconstructionnisme », en partant du principe que les mots valent moins comme référés à des réalités que comme unités ne signifiant que dans l'écart où ils se trouvent articulés les uns aux autres (mais on le constate d'emblée en pratiquant l'analyse grammaticale et syntaxique...), présupposent nécessairement que ce que nous appelons la « réalité », c'est d'abord un complexe de représentations (les vocables grec et latin κόσμοσ et mundus en disaient déjà long sur la conscience de ce décalage...). Mais ils ne s'intéressent pas à la formation même de nos pensées et de nos connaissances. (...) Enfin, je précise que si vous pensiez aussi à Heidegger pour la déconstruction, c'est encore autre chose (la métaphysique).      

Q. Un autre problème, j'étais persuadé que l'arrivée de la French Theory aux USA (en particulier Derrida), avait impulsé la naissance des gender, cultural, post colonial... Studies, façonnent par la même occasion le post-modernisme. Et que les penseurs pragmaticiens faisant autorité à l'époque dans les milieux universitaires virent d'un très mauvais œil l'arrivée de ces théories. Mais je viens d'apprendre qu'il existe un constructivisme pragmatique... Existe t-il donc un constructivisme radical post-moderne et un autre plus « modéré » et pragmatique ? Derrida est considéré comme un penseur post-moderne, mais pas constructiviste ? (...) Veuillez excuser mon ignorance mais je suis vraiment perdu dans les innombrables nuances du constructivisme. J'ai besoin d'un léger compendium en histoire des idées. (Source)

Euh, vous avez lu "différance" vous aussi ? J'ai appris, en passant, que les mots valent moins comme référés à des réalités que comme unités ne signifiant que dans l'écart où ils se trouvent articulés les uns aux autres.

Les férus de linguistique (saussurienne) se souviendront de ce que c'est qu'un signifiant (le mot en tant qu'expression graphique/écrite ou sonore/vocale) et un référent (l'objet réel auquel renvoie le signifiant). Autant dire que cette histoire d'écart où les mots se trouvent articulés les uns aux autres me laisse assez pantois.

Sinon, s'agissant de  constructivisme, déconstructivisme, déconstructionnisme..., le bon peuple des universités connaît l'appétence de bien des "intellectuels" pour les mots qu'eux seuls sont censés comprendre. Vous trouverez plus bas le point de vue plutôt acerbe d'un universitaire britannique sur le sujet. Toujours est-il qu'un début de réponse aux interrogations de Rama Yade m'a été apporté par un certain Sylvain Fort.

Wokisme, tu es fils de France, Sylvain fort, 4 février 2021

Le « wokisme », encore. Le président Biden a décrété que l'administration tout entière devait se mettre à l'heure de la critical race theory, cependant qu'à San Francisco on retirait le nom de Lincoln du fronton des écoles. La plupart des observateurs hexagonaux semblent croire que cela renvoie à des problématiques américaines dont nous n'aurions que faire. Nous exhibons nos certificats de bonne conduite en matière de lutte contre les ségrégations, d'abolition de l'esclavage, d'universalisme laïc pour montrer que nous avons précédé le mouvement, et que nous sommes au-dessus des reproches dont nous accablent les plus ardents défenseurs du wokisme [concept apparu aux États-Unis il y a une dizaine d'années, qui décrit une conscience militante des injustices en tout genre, NDLR]. Quelle naïveté de penser que la France sera par nature épargnée ! Le wokisme n'est pas seulement présent en France, il est devenu un phénomène national, et il est là pour rester. Il y a au moins trois raisons à cela.

Déconstruction

Premièrement, il s'enracine dans la pensée française. De Sade à Lautréamont, de Rimbaud à Genet, de Rimbaud aux surréalistes, la culture française est une école de subversion. C'est en France qu'a été parachevé tout un courant européen qui, de Nietzsche à Heidegger, entendait saper les fondements de la métaphysique occidentale. La « dé-construction », si chère au wokisme, est une notion made in France, élaborée par Jacques Derrida et largement infusée dans toute la pensée du pays. Ses figures (Derrida, Foucault, Lyotard, Bourdieu, Deleuze...) furent accueillies à bras ouverts par les universités américaines. Ils y enseignèrent les clefs d'une pensée minant tout ordre établi, subvertissant les repères ordinaires, déboulonnant les conventions intellectuelles. Stimulante, assez géniale souvent, volontiers iconoclaste, la French Theory a fécondé le wokisme. C'est à cette moulinette qu'ont été passés les stéréotypes de race et de genre, les fondements de la démocratie, l'éthique des Lumières, les normes juridiques. Wokisme, tu es fils de France.

Deuxièmement, le wokisme nourrit notre amour des doctrines et des concepts. Peuple littéraire et intellectuel, nous adorons appréhender la complexité du réel par des théories explicatives. Le léninisme, le maoïsme, le trotskysme ont offert des grilles de lecture robustes à nos élites culturelles. Nulle part ailleurs ces doctrines n'ont aussi durablement servi de boussole. Elles ont perdu de leur efficience. Aujourd'hui, face au racisme, à l'exclusion de certaines minorités, aux souffrances nées du passé colonial, au féminisme, au déclassement social ; le wokisme offre des concepts pour décrypter les dynamiques à l’œuvre. Nous avons adopté à la vitesse de l'éclair des termes qui sont autant de clefs : « invisibiliser », « racisme systémique », silencier », « privilège blanc », « décoloniser », « pensée blanche », « mâle blanc »... Parler le woke permet d'être dans le camp des opprimés, atteste votre compétence intellectuelle, offre un haut rendement médiatique. Quel que soit le sujet, ça fonctionne. Miracle rhétorique.

Révolution...

Troisièmement, le wokisme flatte le goût français de la révolte. En France, nous n'en aurons jamais fini avec les puissants, les riches, les bourgeois. Régler son compte à M. Homais est un fait de gloire. Bastonner notre vieille république bourgeoise en est un autre. Le wokisme fournit les armes. Où le consensus républicain disait que les races n'existaient pas - au point d'en supprimer la mention dans notre Constitution -, voici les races essentialisées et valant assignation. Où la différence des sexes appelait l'émancipation, voici que le sexe devient genre, et se « fluidifie ». Où l'expression « racisme anti-Blancs » faisait scandale, la stigmatisation du « mâle blanc » fait florès. Le wokisme fouaille jovialement les plaies de notre pacte social, rend fous les gardiens du temple auto-proclamés, s'esclaffe de leurs cris d'orfraie. Confuse, la doctrine ? Contradictoire ? Contreintuitive ? Qu'importe ! Le wokisme ne se sent pas tenu par ces fictions qu'on appelle « raison » ou « sens commun ». Comme disait Trotsky, il y a leur morale et la nôtre. Du wokisme émane un vent de fraîcheur et de renouveau. Le passé aboli, tout est à réinventer. L'âme française n'a jamais dédaigné les séductions de la table rase. Elle est servie.

Naturalisation ?

 Quelle belle chose que le wokisme !

 Il est chic et corrosif, antibourgeois et juvénile, élitaire et tout-terrain, irritant et efficace, un prêt-à-penser prêt à servir, exotique et contemporain, radical et confortable, ésotérique et sympa, révolutionnaire et mondain. Maintenant qu'il est français, plus rien ne l'arrêtera. Déjà, la cristallisation des luttes s'opère, par exemple contre la police, contre le capitalisme (le dernier rapport d'Oxfam attribue au racisme systémique et à la domination blanche la responsabilité de la pauvreté dans le monde), contre tous les establishments, même les plus woke (ainsi le monde du cinéma, mais aussi la vieille gauche universitaire soupçonnée d'être restée ouvriériste). Une dernière initiative cependant s'impose. Il faut naturaliser le wokisme et, pour cela, le baptiser officiellement. L'Académie française doit y pourvoir d'urgence. Alors nous entrerons de plain-pied dans l'ère de l'« éveillisme ». (Source)

Travail apparemment d'essence journalistique. Le début est intéressant, la fin beaucoup moins, à mon avis. On est là à des années-lumière d'une construction universitaire, d'où cette impression de foutoir. Et il me manque des sources. Tout juste a-t-on suggéré qu'Oxfam serait une organisation Woke !

Citations : "Où le consensus républicain disait que les races n'existaient pas - au point d'en supprimer la mention dans notre Constitution -, voici les races essentialisées et valant assignation. "

Des races essentialisées par qui, et valant assignation à quoi ? Tout cela paraît un peu léger ! 

"Il est chic et corrosif, antibourgeois et juvénile, élitaire et tout-terrain, irritant et efficace, un prêt-à-penser prêt à servir, exotique et contemporain, radical et confortable, ésotérique et sympa, révolutionnaire et mondain. Maintenant qu'il est français, plus rien ne l'arrêtera."

Maintenant qu'il est français ? Ah bon ? Le mot ou le concept ? Woke, comme podcast, usb, selfie, black market, click and collect, drugstore...? Est-ce que ce ne serait pas là un des problèmes desdites élites françaises, à savoir leur incapacité à enrichir leur propre lexique avec des mots facilement compréhensibles par le plus grand nombre (ex. négritude), au lieu de toujours chercher à combattre une prétendue invasion du français par des anglicismes bien populaires, eux (cf. software, hardware, leasing, dress code, cancel, streaming, bitcoin...), et qui ne sortent d'aucune académie ni université ?
 
Dans un style un peu plus élaboré, voici que Guy Sorman attribue à Michel Foucault la paternité de ladite French Theory.

En France comme aux États-Unis, nous transitons en ce moment du politiquement correct, terme désormais désuet, à une sorte de stade supérieur : l’idéologie woke (éveillé). (...)

Tout a commencé aux États-Unis au début des années 1980 : surgie du monde universitaire, l’expression « politiquement correct » s’imposa initialement sur les campus, puis gagna l’Europe. Ce terme, ambigu, impliquait qu’il fallait désormais surveiller son langage et son comportement envers ceux qui étaient différents par leurs origines, leur sexe, leurs mœurs, leurs valeurs, leur mode de vie. Politiquement correct, qui fut à l’origine une insulte de ses adversaires, progressivement devint positif, réapproprié à la manière d’« intellectuel » et d’« impressionnisme » qui, en France, à leur naissance, furent aussi des termes de dérision.

L’essentiel du politiquement correct en appelait alors à une épuration du langage parlé et écrit après que l’on eut admis combien certains mots pouvaient être des balles de fusil. De cette révolution date la disparition aux États-Unis, puis en Europe, du mot « nègre », remplacé par « Noir ». Une discipline relativement aisée à respecter dans la conversation, mais comment traiter des textes anciens ? Exemple emblématique, faut-il cesser de lire et d’enseigner Mark Twain dans les écoles, au prétexte de ce que l’auteur ne cessait de parler des « nègres », alors que, de son vivant, lui-même avait été anti-esclavagiste ? Le politiquement correct devrait-il être rétroactif, obligeant à réviser le passé ou, du moins, notre lecture du passé ?

Pour ma part, je considère que surveiller son langage de manière à ne pas heurter l’autre, serait-ce par inadvertance, est un incontestable progrès social et moral : cela ne me coûte rien de dire Afro-Américain plutôt que n…, si ce modeste effort sur moi-même évite à l’autre quelque souffrance. Cela ne me coûte pas plus cher d’accepter que les obèses, les personnes de petite taille, les handicapés, les homosexuels ou les transgenres sont aussi normaux que moi : ils sont seulement différents. Acceptant cette différence, on réduit la souffrance des « minorités » qui cessent de l’être et on apprend quelque chose sur nous-mêmes et notre supposée normalité. Cette démarche fut théorisée dans les années 1970 par le philosophe Michel Foucault, considéré aux États-Unis comme le fondateur de la French Theory. Foucault, il est vrai, n’avait pas son pareil pour déceler, derrière les mots, les institutions et les lois, l’exercice violent du pouvoir, sous le couvert fallacieux de la normalité et de la majorité : jusqu’à l’excès. Sans doute convient-il parfois d’être excessif pour se faire entendre dans le tumulte de nos débats intellectuels et médiatiques.

En raison de cet excès même, nous transitons, en ce moment, du politiquement correct, terme désormais désuet, à une sorte de stade supérieur : l’idéologie woke. Ceci vaut pour les Etats-Unis comme pour la France. Ce terme, emprunté à l’argot afro-américain, signifie « éveillé ». Eveillé, c’est-à-dire conscient de toutes les iniquités. La liste en est évidemment longue. Etre woke exige d’être particulièrement attentif à toutes les minorités, à relire l’histoire de nos sociétés au travers de leur regard et expérience. Cette logique, conduite à l’extrême, à l’absurde, multiplie la notion de minorité : chaque individu n’est-il pas à lui seul une minorité? Etre woke exige donc de s’attaquer à toute oppression, objective et subjective, fut-elle sanctionnée par la démocratie. #MeToo est l’aspect le plus connu de cette révolution woke : une révolution nécessaire qui conduit parfois à condamner des innocents pour des harcèlements imaginaires, mais on reconnaît les révolutions à ce que quelques innocents y perdent la tête. Etre woke, implicitement ou ouvertement, peut être brutal, puisque cette nouvelle idéologie exige de passer d’une civilisation patriarcale, décrétée archaïque, à une civilisation nouvelle, fondée sur le triomphe de la différence : être différent, c’est mieux. Cette inversion des normes, une sorte de carnaval culturel, conduite à sa conclusion logique, débouche sur ce que l’on appelle aux Etats-Unis cancel culture, non pas l’annulation de la culture, mais la culture de l’annulation.

Celle-ci, populaire dans les milieux universitaires et sur les réseaux sociaux, conduit à totalement retirer la parole, ou la plume, à tous ceux qui n’adhèrent pas à l’idéologie woke, au présent et dans le passé. Le déboulonnage des statues représentant des oppresseurs naguère encensés, la révision des livres d’histoire, le remplacement des noms de rues ou d’écoles participent de cette culture de l’annulation. Ainsi, certaines écoles américaines abandonnent-elles leur dénomination traditionnelle de Jefferson ou Washington, bien qu’ils furent les fondateurs des Etats-Unis, parce qu’ils possédaient des esclaves. En France, Colbert, sur ce modèle, est voué aux poubelles de l’histoire de France, certes fondateur sous Louis XIV de l’administration moderne, mais organisateur du négoce des esclaves entre les ports français (notamment Nantes, La Rochelle et Bordeaux), l’Afrique et les Antilles. (Source)

Le problème de Sorman, comme de bien des observateurs, y compris Rama Yade, c'est qu'ils ne nous expliquent pas comment une théorie d'essence universitaire - et là, on imagine les étudiants regroupés dans le cadre de séminaires, les publications, articles, essais, conférences - débarque dans des couches populaires bien éloignées dudit monde universitaire.

En France, quiconque a un peu de culture générale connaît l'engagement de Sartre sur le terrain, contribuant à créer le quotidien Libération, allant jusqu'à distribuer dans la rue le brûlot gauchiste La Cause du Peuple. (Source)

Aux États-Unis, avant de rejoindre les Black Panthers, l'activiste Angela Davis est d'abord passée par les bancs de l'université, où elle eut pour professeur et collègue un certain philosophe marxiste du nom de Herbert Marcuse. (Lien - Lien - Lien).

Les exemples sont nombreux, qui nous montrent qu'il ne suffit pas qu'une théorie plus ou moins fumeuse sorte du cerveau d'un universitaire, qui n'est souvent connu que de ses pairs et étudiants, ou de quelques clubs académiques, pour être automatiquement adoptée par un mouvement social et populaire. Rappelons-nous simplement ce qu'il advint du communisme, initialement conçu (d'un point de vue purement théorique) par Marx et Engels. Le Manifeste du Parti Communiste date de 1848 mais ni Marx ni Engels ne connaîtront la Révolution d'Octobre 1917.

Et, comme preuve que le transfert de l'idéologie académique vers le terrain social est loin d'être une évidence, notamment en raison de la propension de bien des universitaires à se réfugier derrière leur sabir d'académiciens, voici un avis qui me paraît digne d'intérêt.

« J’ai vécu sous la Terreur ». Vingt ans de French Theory dans les universités anglaises

 J’espère que le lecteur pardonnera l’hyperbole de ce titre. Il est évident qu’aucun universitaire anglais n’a jamais été guillotiné, amené devant quelque tribunal révolutionnaire de salut public ou contraint de fuir déguisé en paysan à la nuit. En revanche, entre la fin des années 70 et le début des années 2000, surtout dans les facultés de lettres, mais aussi un peu plus largement dans celles des sciences humaines (histoire, philosophie, management…), on avait souvent l’impression qu’il y régnait une pensée dominante à laquelle il fallait sacrifier si l’on ne voulait pas être dénoncé, condamné ou marginalisé. Cette pensée dominante est celle connue aujourd’hui en France sous l’appellation de « French Theory ». En Angleterre, on disait tout simplement « Theory », et ce vocable avait un sens et une portée spécifiques sur lesquels je reviendrai. La théorie en question avait de français le fait qu’elle prenait son origine dans les dits et écrits de certains penseurs français qui étaient presque tous des liens avec le monde universitaire américains. Là-bas, ils avaient acquis un statut inédit que l’expression « maître à pensée » peine à capturer. Les braves Français restés au pays croyaient naïvement que leurs produits à l’exportation les plus recherchés, c’était le vin de Bordeaux ou le foie gras. En fait, c’était des intellectuels pontifiants, grandiloquents et subtilement autoritaires. (…)

Eh! bien, voilà deux des qualités essentielles des apôtres de la « French Theory » et de leurs acolytes. D’abord, la capacité à réclamer et à se faire accorder un statut de « gourou. » Au Royaume Uni comme aux États-Unis, dans toutes les sections universitaires qui s’occupent de questions de culture, un nombre non-négligeable de professeurs, de chercheurs et d’étudiants ont renoncé volontairement à leur faculté de jugement en avalant toutes les couleuvres servies par les gourous. Cela se passait plus ou moins comme dans le jeu enfantin de « Jacques a dit… » (sans référence spécifique à Jacques Derrida). Si le maître a dit quelque chose, c’est forcément vrai. Peu importe que le concept de « vérité » soit lui-même considéré comme douteux, les gens se comportent comme si la vérité continuait à exister – et de plus belle. La parole du maître se transforme en un texte sacré que l’on cite, que l’on interroge mais que l’on ne met jamais en question. De plus, en s’abaissant devant l’autorité mystique, le disciple acquière cette satisfaction particulière qui provient du sentiment d’appartenir à une élite qui a tout compris.

Ce statut de gourou s’accompagne d’un deuxième attribut indispensable : l’obscurité. Les textes – et souvent les conférences – de ces penseurs sont terriblement ardus à interpréter. Et il ne s’agit pas que du jargon technique qui est le propre des études spécialisées. Le vocabulaire est instable et imprévisible, la syntaxe torturée et la notion même de sens mis à mal. Comme l’a dit Héraclite, « L’oracle ne révèle ni ne cache mais signifie. » Les déclarations délibérément opaques des gourous fonctionnent de la même manière que l’anneau de Gygès : ils rendent le fond de leur discours invisible, et donc inattaquable. À l’instar des dieux homériques sur le champ de bataille, les gourous peuvent à tout moment se retirer dans leur nuage. Le maître contrôle l’oracle et l’interprétation de l’oracle. Quand les disciples adoptent le langage du gourou, leur sentiment d’appartenance est ainsi renforcé par l’imitation du verbe magistral. (Source)

Citation : "Les braves Français restés au pays croyaient naïvement que leurs produits à l’exportation les plus recherchés, c’était le vin de Bordeaux ou le foie gras. En fait, c’était des intellectuels pontifiants, grandiloquents et subtilement autoritaires. (...)

Ce statut de gourou s’accompagne d’un deuxième attribut indispensable : l’obscurité. Les textes – et souvent les conférences – de ces penseurs sont terriblement ardus à interpréter."

Et quand un universitaire chevronné vous avoue ne pas toujours comprendre un discours distillé par ceux qu'il appelle des gourous, à qui va-t-on faire croire que ledit discours pourrait, de but en blanc, être absorbé par une population nullement préparée à l'accueillir ?

Vous avouerai-je que ce qui suit m'a beaucoup fait rire ? C'est rien moins que I. Alfandary qui affirme, sans ambages, que ladite French Theory n'existe pas !

L'article originel est très vaste, mais néanmoins passionnant à lire. J'ai conservé les paragraphes tels que numérotés par l'auteur. Ça reste un peu long, mais bon, on n'est pas sur Twitter,  avec ces neuneus incapables de déchiffrer plus de 280 signes !

3. Mon titre "Pourquoi la “French Theory” n’existe pas" peut paraître délibérément provocateur. Son choix ne relève pas d’une simple boutade. Le vocable de « French Theory » recèle un certain nombre de malentendus qu’il me semble utile de mettre au jour. Il m’apparaît par ailleurs comme le résultat d’une série de questions ou de problématiques cruciales à l’ordre de la critique.

11. La raison plus profonde de ma résistance à l’appellation de « French Theory » tient au fait que, selon moi, la théorie française n’est ni exclusivement française, ni essentiellement française. Je vais m’expliquer sur la valeur de chacun de ces deux adverbes. Commençons par le premier. La « French Theory » n’est pas exclusivement française. À la liste des noms que je viens de citer, il faudrait ajouter ceux de Giorgio Agamben, Samuel Weber, Avital Ronell, Judith Butler, Homi Bhabha, Edward Said, Slavoj Zizek, Antonio Negri, Fredric Jameson, Friedrich Kittler, Werner Hamacher, et bien d’autres encore. Il existe un nombre considérable de penseurs qui se situent dans le sillage de ladite théorie française et qui ne sont français ni au titre de la nationalité ni au titre de la langue maternelle.

15. Il est incontestable que la génération des auteurs de ladite « théorie française » a été largement attirée par les États-Unis, et ce pour des raisons multiples. Je n’en prendrai qu’un seul exemple, peut-être le plus emblématique, celui de Jacques Derrida qui traverse l’Atlantique pour la première fois en 1956, alors qu’il vient d’être reçu à l’agrégation de philosophie, et qui séjourne à Harvard pendant un an en tant que special auditor. C’est à la Widener Library qu’il lit James Joyce pour la première fois ; c’est à Cambridge qu’il commence la traduction et l’introduction à L’Origine de la géométrie.

17. Autre illustration de cet événement de la pensée française aux États-Unis, la rencontre de Jacques Lacan et de Jacques Derrida à Baltimore en octobre 1966. L’occasion en était la conférence organisée par René Girard, Eugenio Donato et Richard Macksey qui avait pour titre « The Languages of Criticism and the Sciences of Man », conférence à laquelle participaient outre Lacan et Derrida, Jean-Pierre Vernant, Jean Hippolyte, Tzvetan Todorov, et à laquelle Foucault, Lévi-Strauss et Deleuze avaient également été conviés mais n’avaient pu se rendre. Le but recherché par ses organisateurs était d’introduire le structuralisme en territoire américain.

18. Produit d’importation, apparue bien loin du continent européen et du territoire français, la « French Theory » est également un produit de contrebande. Elle est inséparable dans le contexte universitaire américain de la réception de la philosophie continentale, française mais également allemande. La « théorie française » est ainsi l’histoire d’une rencontre entre des intellectuels français qui ont éprouvé le besoin de s’exporter pour diffuser leurs travaux et de jeunes universitaires, doctorants, professeurs américains ayant trouvé un intérêt scientifique mais aussi stratégique – et politique – à les accueillir et à promouvoir leurs pensées. Ce dont la « French Theory » est le nom se situe au passage de la réception par la tradition américaine de la tradition allemande.

23. La question de savoir si la « French Theory » existe au-delà du contexte universitaire nord-américain n’en demeure pas moins entière, d’autant que ladite « théorie française » ne représente pas un corpus unifié et consensuel. Les philosophes censés composer ce mouvement ne partagent pas d’approche méthodologique commune, ni même de thèmes communs. Il n’y a rien qui ressemblerait entre eux à une communauté de pensée ou de pratique. On est alors en droit de se demander ce qui les a liés au-delà de leur contemporanéité ou de leur appartenance pour certains à une même génération philosophique. La réponse que je serais tentée de proposer n’est un paradoxe qu’en apparence : ce qui les a liés est ce qui les a opposés.

31. Je finirai en m’interrogeant sur un point : pourquoi ne pas se résoudre à appeler « French Theory » simplement « philosophie française de la dernière moitié du xxe siècle » ? Il semble qu’il y ait à cela une raison qui ne coïncide pas avec les enjeux de politique universitaire américaine. Le vocable de « théorie » a une origine allemande – et a connu un exil américain – qui mérite d’être brièvement retracée. La « French Theory » est la petite sœur, sinon la filleule, de la Kritische Theorie de Theodor Adorno et Max Horkheimer, tous deux penseurs de l’École de Francfort.

34. Dans la perspective de la Kritische Theory et de ce que je serais tentée d’appeler « pensée française » plutôt que « French Theory », la substitution du vocable de « philosophie » par celui de « théorie » nous semble faire pleinement sens et avoir gagné sa raison d’être tant épistémologique que politique. La pensée française est tout sauf une et indivisible : elle n’est pas un mouvement, à peine un agglomérat, mais une série d’œuvres éminemment singulières qui ont entretenu entre elles des rapports agonistiques aussi féroces que féconds. (Source)

 Et voilà : la théorie française n’est ni exclusivement française, ni essentiellement française ! Par ailleurs, les philosophes censés composer ce mouvement ne partagent pas d’approche méthodologique commune, ni même de thèmes communs. Il n’y a rien qui ressemblerait entre eux à une communauté de pensée ou de pratique. On est alors en droit de se demander ce qui les a liés au-delà de leur contemporanéité ou de leur appartenance pour certains à une même génération philosophique.

Ce que je retire de tout ce qui précède ? Que Marx et Engels étaient morts depuis longtemps lorsque le drapeau bolchevique a été hissé sur le Kremlin et que Lénine, Trotsky et d'autres ont mis (plus ou moins) en pratique les idées des deux dogmatiques allemands.

Sinon, une pratique sociale initiée par des universitaires, quels qu'ils soient, et surtout sans intermédiaires, pour ma part, je n'y crois pas du tout, s'agissant notamment d'anciens esclaves vivant en majorité dans des ghettos.

Par parenthèse, pourquoi Foucault, Derrida, Lacan, Deleuze..., et pas W.E. Du Bois, Césaire, Senghor, Damas...? Ces derniers n'étaient pas universitaires eux aussi ? Dans ces conditions, pourquoi telle théorie universitaire, émanant de penseurs blancs, plutôt que telle autre, proposée par des noirs ? La "Négritude", ça ne parlait pas aux noirs américains ? Ce serait un étrange paradoxe, non ? Un simple coup d’œil sur les dates (les années 1930 pour l'émergence de la Négritude) me fait douter de cette étrange amnésie (ou scotomisation) qui aurait frappé les activistes noirs américains durant tant de décennies ! Surtout qu'entre temps, soit durant tout le XXème  siècle, on en a eue, de l'agitation sociale et culturelle, au sein de la communauté noire des États-Unis, et plus largement, des Amériques et du monde ! 

Citation :

Aux États-Unis, chaque mois de février depuis 1976 se tient le Black History Month célébrant les contributions des Afro-Américains à l’histoire du pays. Créé en 1926 sous le nom de Negro History Week par l’historien afro-américain Carter G. Woodson (1875-1950), l’événement avait originellement pour objectif de faire connaître et reconnaître l’histoire afro-américaine, alors exclue du récit national. Contrer les stéréotypes négatifs attachés au passé des anciens esclaves et leurs descendants devait permettre d’affermir la fierté de la « race noire » dans son héritage et stimuler le respect des blancs pour leurs compatriotes de couleur. En 1976, à la suite du Mouvement pour les droits civiques, la Negro History Week est devenue le Black History Month – un événement officiel faisant désormais figure d’institution civique nationale. (Source : cf. lien n°4 ci-dessous)


Prochain épisode : Comme un air de delirium tremens


Rubrique "Rions un peu !". Citation : "I heard a line once, "Despite its popularity as an opening line for songs, no blues singer has ever actually woken up - in the morning.""

"J'ai entendu ça un jour : "Malgré la popularité de ce passage [Woke up this morning... Je me suis levé ce matin...] ayant servi d'introduction à tant de chansons, en réalité, aucun chanteur de blues ne s'est jamais levé de bon matin !"".

 

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