lundi 19 mars 2012

Elle et le 'Black Fashion Power'. Retour sur une bien extravagante polémique


Épisode 2 : je me suis lancé à la recherche du fameux article de Elle, à l'origine de cette étonnante levée de boucliers parmi une certaine intelligentsia noire. Et c'est là que je tombe sur deux mises au point que l'on doit tant à la directrice de la rédaction du magazine qu'à la journaliste par qui le "scandale" est arrivé. Suivent deux interviewes, sur le même site, avec diverses personnalités "noires" de France, dont un collectif antinégrophobie et l'ex-miss Sonia Rolland.

Beverly Johnson, 1974



Suite aux vives réactions et aux  nombreux commentaires suscités par l'article  Black Fashion Power, nous avons décidé de le retirer du site. Si cet article a  pu choquer ou blesser certaines personnes nous en sommes profondément désolés  car ce n'était nullement notre intention, au contraire. Nous regrettons vivement  ce malentendu.  Le débat a néanmoins été lancé et il va nous permettre  d'enrichir notre travail journalistique. A bientôt donc sur ELLE.fr et dans ELLE pour  poursuivre cette discussion.

Valérie Toranian, Directrice de la rédaction de ELLE


La réponse de Nathalie Dolivo

Depuis la parution en ligne sur le Elle.fr de mon papier titré « Black fashion power », les commentaires sont nombreux. Souvent virulents, voire violents et insultants. J’en suis extrêmement peinée car ils relèvent pour moi du contre-sens. Ils témoignent en tout cas d’un profond malentendu dont je suis tout à fait désolée. Je voudrais dire, comme l’a déjà fait Valérie Toranian, la directrice de notre rédaction, que le propos n’était pas de choquer, de blesser ou de stigmatiser qui que ce soit. Au contraire, l’article se voulait positif : il s’agissait de mettre en avant ces nouvelles figures qui affolent et fascinent l’industrie de la mode et de l’entertainment, du show-business. Sans vouloir m’attarder sur les commentaires me traitant d’ « idiote » ou d’« inculte », je voudrais donc redire plusieurs choses sur le fond de mon papier :

1. L’article porte majoritairement sur un phénomène américain. Son point de départ ? Des célébrités qui évoluent dans la mode, la musique, le cinéma. Cet article ne se veut pas la description d’un phénomène social qui concernerait toutes les femmes noires, d’Amérique ou de France. C’est un sujet qui évoque d’abord l’industrie de la mode et le show business américain

2. L’article se voulait positif et je suis attristée qu'il ait été mal interprété. En réalité, quand j’évoque les codes blancs, je fais référence aux codes classiques de la bourgeoisie blanche américaine (références culturelles que je cite plus tard dans l’article : la Ivy League, les Hamptons, la côte Est, les looks à la Tommy Hilfiger/Ralph Lauren, etc.).

Mais pour dire que les filles dont je parle s’en sont inspirées pour mieux les enrichir. Que ce n’est pas du copié-collé, justement.

Je voulais aussi souligner dans l’article que l’on était passé d’une domination de l’esthétique R’n’B à un engouement pour l’allure d’une Michelle Obama. Évidemment que toutes les femmes noires d'Amérique n’étaient pas habillées jusque-là en baggy et baskets. Il s’agissait juste de mettre en avant les représentations dominantes dans le paysage culturel actuel aux Etats-Unis. 

J’ai aussi cité un certain nombre de figures noires importantes dans l’histoire esthétique et culturelle de la communauté afro-américaine (le cotton club, angela davis, sly and the family stone, etc.). Preuve que pour moi, le style commence bien avant le mandat Obama.

3. L’article voulait montrer également que les figures que l’on appelle aux Etats-Unis les « role models », les prescriptrices, celles qui sont suivies et donnent le ton d’une époque par le biais de la culture, avaient changé. Que nous étions passé, dans l’imagerie de cette culture populaire (les clips, les actrices, les it girls) de Lil Kim, Missy Elliott, Beyoncé, etc. à Solange Knowles, Michelle Obama ou Zoe Saldana. Que ces femmes étaient devenues des icônes mainstream, transcendant justement les frontières raciales puisqu’adulées par les noirs, les blancs, les latinos. Ca me paraissait intéressant et positif. Je n’ai à aucun moment voulu heurter quiconque. Encore une fois j’en suis sincèrement désolée. Tout ce malentendu nous prouve qu¹il faut poursuivre le débat, échanger, être à l’écoute.

Nathalie Dolivo




Marie-Françoise Colombani : Qu’est-ce que le collectif « Anti-Négrophobie » ?

Franco Lollia : Le collectif Anti Négrophobie a été créé par certains de ceux qui étaient à l’origine de l’association Alliance Noire Citoyenne. Tous deux luttent contre la négrophobie et le racisme en général. Le collectif fédèrent des groupes, des personnes et des associations. Alliance Noire Citoyenne est une entité en tant que telle. L’article qui a été publié dans ELLE avait pour nous une connotation négrophobe. C’est la raison de notre venue aujourd’hui.

MFC : Vous nous avez dit que cet article relevait du racisme inconscient. Qu’est-ce que ce « racisme inconscient » dit de l’état de la société française ?

Franco Lollia : Notre but n’est pas de s’attaquer à la forme, mais au fond du problème. Nous ne voulons pas personnifier ce racisme, ni désigner, même si elle est l’auteur de cet article,  Nathalie Dolivo comme responsable. Il ne suffirait pas de la faire disparaître du champ médiatique pour que le racisme disparaisse. Le problème de fond réside dans le fait que cet article réactive les codes invisibles structurels du racisme et, dans ce cas précis, de la négrophobie. Cet article devrait être utilisé comme cas d’école : en apparence on ne détecte pas de négrophobie, mais quand on le décrypte, il peut permettre à chacun de comprendre comment, à son insu, on véhicule des codes racistes attentatoires aux personnes issues de la communauté noire.

Caroline Laurent-Simon : Ce racisme inconscient vous paraît-il aussi dangereux que le racisme conscient, verbalisé, comme des insultes racistes, par exemple ?

Franco Lollia : Parce que c’est un racisme invisible dont on n’a pas conscience, cela le rend encore plus dangereux. On a parfaitement conscience que l’article avait l’intention de promouvoir positivement l’image des noirs. Et quand on décode de manière précise la thématique qu’il aborde, on se rend compte que, finalement, il produit un racisme qu’il voulait combattre. Ce sont les mécanismes qui amènent cette forme de racisme qu’il faut combattre. Votre directrice de la rédaction, avec laquelle on a parlé, nous a dit que, dorénavant, vous feriez attention à ne plus utiliser certains termes. Le problème n’est pas simplement de faire attention, c’est de voir comment on peut changer les mentalités et modifier les mécanismes qui amènent à ce racisme-là.

CLS : Quels sont ces mécanismes qui conduisent au racisme « inconscient » ?

Franco Lollia : Ils sont dans le système éducatif, médiatique aussi. Tous ces systèmes utilisent les mêmes codes. Parlons de la question des noirs, dont on parle dans l’article. Si vous regardez les manuels d’histoire, vous ne voyez jamais les noirs en position de résistance. Pendant très longtemps les noirs ont été absents du cinéma et de la télévision français. Ce n’est pas le cas  aux Etats-Unis, où ils étaient représentés, mais négativement. Les noirs sont aujourd’hui un minimum représentés, mais cantonnés à des rôles de subalternes ou de simples éléments de décor. Ils sont dénaturés, dénigrés. D’ailleurs, la racine du mot dénigré vient de négre. Il faut le savoir. L’école conditionne aussi les gens à rester dans les mêmes conditions sociales. Cette manière de représenter les minorités visibles conditionne les gens à admettre l’infériorité de certaines races et la supériorité d’autres. C’est cela qui a été véhiculé dans cet article – inconsciemment, nous en sommes certains. Et c’est cela qu’on doit combattre.

MFC : Là, vous-même faites appel à des stéréotypes qui qualifient les uns et les autres. Avant il y avait « Y’a bon Banania ». Pensez-vous qu’aujourd’hui sont apparus de nouveaux clichés, de nouvelles caricatures dont on ne se méfie pas assez et qu’on véhicule?

Franco Lollia : Un exemple concret : il y a, depuis de longues années,  dans le 5ème arrondissement de Paris, une affiche qui représente un homme noir avec le slogan « au nègre joyeux », au vu et au su de tout de tout le monde. Ce qui est nouveau c’est que – bien que le racisme soit aujourd’hui une chose totalement condamnable-, cette affiche trône toujours et cela ne semble déranger personne ! Le maire du 5ème qu’on a rencontré, attend la décision du ministère de la Culture pour la décrocher. Quant aux stéréotypes nouveaux, l’article de ELLE en est un exemple, dans la manière très moderne, et inconsciente,  dont il promeut le racisme. Avec notamment l’emploi du terme « codes blancs ». Au final, cela dénature l’homme et la femme noirs.

Sophie Fadiga : Particulièrement dans cet article, on voit un stéréotype qui date de ces vingt dernières années : il y est dit que « la communauté noire est arrimée aux codes du streetwear ». On est noir, on est donc censé soit faire du rap, soit faire du sport ! Ces stéréotypes nouveaux continuent d’être véhiculés. Le racisme institutionnel est à la base de ce type de clichés qu’il faut combattre. C’est la racine même du mal.

MFC : Comment faites-vous pour lutter contre ces nouveaux stéréotypes ? Par ce que les anciens, comme cette affiche du « Nègre Joyeux », on voit tout de suite que c’en est un.

Franco Lollia : Malheureusement, pas toujours, puisque les gens passent devant l’affiche sans voir le problème! Concernant les nouveaux stéréotypes, nous tentons de les montrer. Le noir qui a résisté à l’esclavagisme et à la colonisation, a toujours existé. Ce sont les livres d’histoire qui l’ont effacé. Nous, nous essayons d’écrire au présent l’histoire de cette résistance, on poursuit ce combat et cette lutte fait partie de notre héritage. Nous voulons montrer l’homme et la femme noirs dans une posture différente de celle dans laquelle les médias – mais aussi l’éducation nationale française –  ont l’habitude de les représenter. Il faut savoir que nos enfants s’identifient aux images qu’ils voient à la télé et dans les médias. Dans ce sens, ELLE a un grand rôle à jouer. Je peux vous dire que nombre de filles construisent leur identité par rapport à vos couvertures, qui, d’ailleurs ne mettent en Une que très exceptionnellement des femmes noires. Le but n’est pas de favoriser les uns ou les autres. Mais essayez d’imaginer l’impact que cela aurait sur vous s’il n’y avait que des noirs en couverture des magazines ! Nous sommes une société multiculturelle. Et vous devriez refléter cela, avoir conscience de l’autre. Nous avons parlé ensemble, il y a eu des excuses officielles, c’est très positif, au-delà des mots, il faut que les actes démontrent qu’effectivement il y a volonté de réparer.

CLS : N’y a-t-il pas aussi du travail à faire dans les diverses communautés noires, notamment parmi les jeunes générations où les clivages et stéréotypes sont aussi intégrés ?

Sophie Fadiga : On intègre les stéréotypes que la communauté majoritaire tend à nous faire intégrer, et du coup, effectivement, on les reproduit et on les alimente.

Franco Lollia : Notre volonté n’a jamais été de sous-entendre qu’on devait éduquer la « communauté » blanche, si tant est qu’on doive l’appeler ainsi. Mais nous sommes conscients du caractère vicieux du système éducatif, de l’aliénation qu’il produit. On intègre nous-même ces codes. C’est pour cela que vous verrez des noirs qui ne réagissent même pas à ce racisme inconscient et qui disent « mais non, il n’y a rien de raciste ». C’est pour ça que cet article est intéressant, parce qu’on doit apprendre à lire entre les lignes.




Suite à la polémique autour de l’article de ELLE, interview de Sonia Rolland, actrice et miss France 2000.

ELLE. Vous êtes signataire de l'appel mettant en cause l’article sur les égéries noires aux USA. Pourquoi une telle virulence ?

Sonia Rolland. Il faudrait que les lectrices se procurent l’article en question datant du 13 janvier. En analysant chacune des phrases que nous contestons dans la tribune que Lemonde.fr nous a offert, elles comprendront mieux notre stupéfaction. Notre réponse à ELLE n’est pas virulente, comme vous le laissez entendre, mais avec une pointe d’humour, car nous en avons encore malgré tout.

Le magazine ELLE est un hebdomadaire respectable qui défend l’image de la femme depuis 1945 et soulève de vrais sujets de société. Mais de quelles femmes s’agit-il aujourd’hui ?

Un article est le résultat d’une réflexion collective devant faire l’objet d’une recherche journalistique approfondie. Je m’étonne donc que la rédaction ait pu valider un tel papier ! Le ton et le contenu général de cet article m’ont profondément heurté. Il y a des propos sans fondement, stéréotypés, stigmatisants, condescendants voire méprisants, comme cela a été beaucoup commenté par ailleurs.

Il faut distinguer l’article, du magazine. Lorsque j’évoque plus haut la réflexion collective d’un magazine, j’ose croire bien évidemment que le journal ELLE n’est pas raciste. Cependant, n’est-il pas légitime de s’interroger quant à la teneur du propos ?

Il ne s’agit pas de dire que le magazine est raciste, mais sa méconnaissance du monde noir aboutit à la reproduction de stéréotypes qui peuvent relever du racisme. Dans la mesure où l’article s’appuie sur des références sérieuses ; « le combat des droits civiques », le « Black Power »,  « Angela Davis », ne mérite-t-il pas une plus grande réflexion ? Pourquoi aborder ces sujets avec une telle légèreté ? L’article réduit les acquis des luttes des noirs à une apparence vestimentaire revendiquée comme une « arme politique ». Ce n’est pas sérieux !

En revanche, ce débat me rappelle une époque où ma mère envoyait son CV sans photo. Je pensais qu’elle avait honte. La réalité était tout autre, elle cherchait tout simplement à avoir du travail, mais elle avait conscience que sa couleur de peau était un obstacle… sans parler de celles et ceux qui changent leurs noms… C’est encore, malheureusement le quotidien de nombreuses personnes aujourd’hui. Et comment ne pas faire le lien avec l’absence quasi-totale de femmes noires sur vos couvertures ?

ELLE. Cette polémique illustre-t-elle selon vous un phénomène plus large qui touche l’ensemble de la société ?

Sonia Rolland. Cette question intéressante mérite d’être traitée en profondeur… Aimé Césaire disait : « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente »… qu’en est-il de la nôtre ? Là où tant ont fait pour faire avancer les mentalités, nous en sommes encore réduits à réagir à des propos qui ne devraient plus exister dans une société comme la nôtre.

Ma mère et ma grand-mère, issues de cultures différentes, m’ont enseigné le combat contre le renoncement, je n’ai donc pas peur de participer au monde... Le racisme ordinaire des uns naît et prospère du silence des autres.

Ensemble nous pouvons réformer la société en apportant une réflexion qui, à terme, peut la modifier. La protestation collective contre l’article en question, est la parfaite illustration d’une société multiculturelle en éveil qui bouge et s’exprime. J’en fais partie, et je mesure la chance que j’ai de pouvoir m’exprimer publiquement, ce que beaucoup n’ont pas. J’espère en tout cas que tout cela ne restera pas anecdotique.

ELLE. Que faudrait-il faire selon vous pour améliorer les choses ?

Sonia Rolland. ELLE a ouvert la boite de Pandore, le magazine détient tous les moyens nécessaires à l’élaboration de sujets divers et variés qui évoquent la femme noire, en harmonie avec notre époque et tout ce qui fait notre société. Je peux comprendre qu’il y ait une fascination pour l’Amérique, mais il serait quand même temps de mettre en avant les acteurs de la diversité française. Lorsque nous vous suggérons de mettre une femme noire en couverture, ça n’est pas une faveur qu’on vous demande, mais c’est une façon de vous dire que vous ne vous adressez pas à toutes les femmes. J’ai été longtemps abonnée à ELLE pour ses sujets de société, ses dossiers etc, mais très sincèrement, pour le reste, je ne m’y reconnaissais pas. Il est nécessaire de s’ouvrir. Faisons tomber les cloisons… allons à la découverte de l’autre.

La question de la femme noire est un sujet aussi vaste que le sujet de la femme tout court… ELLE sait désormais que la femme noire EXISTE.


Précision utile : tous les textes que je présente ici vont faire l'objet d'une minutieuse étude de ma part.


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