vendredi 25 mars 2011

Libye, les armes de désinformation massive. Intermezzo




N. B.: Au théâtre ou à l'opéra, l'intermezzo est une forme de transition (récréative) entre deux scènes ou actes. C'est le cas de ce qui va suivre, que je n'avais pas vraiment prévu au départ. Mais cela vaut la peine d'être évoqué. Disons que c'est une sorte de discussion de café du commerce, sauf que là, les protagonistes devisent devant quelques millions de téléspectateurs. Il s'agit de David Pujadas, ci-devant présentateur en chef des journaux de 20 heures sur la chaîne gouvernementale France 2, avec, face à lui, ce grand philologue que les plus lointaines galaxies nous envient, j'ai nommé Lévy Bernard-Henri. Vous ne devinerez jamais sur quoi portait la discussion ! Si ? Ce que vous pouvez être perspicaces !

Et comme je ne suis pas trop maladroit sur le clavier d'un ordinateur, j'ai retranscrit la conversation, au raclement de gorge près.

France 2, 24 mars 2011, Journal de 20 heures, avec, dans l'ordre d'apparition sur scène : Isabelle Staes, journaliste "embedded" auprès de l'agence de 'COM' de l'armée française ; David Pujadas, Gérard Grizbec, envoyé spécial à Benghazi et Bernard-Henri Lévy.

Je suppose que c'est pour convaincre la ménagère de plus ou moins de cinquante ans du caractère particulièrement excitant d'une campagne de bombardement, sur un pays bien moins équipé militairement, que la journaliste de France 2 s'est laissé embarquer dans cet avion ravitailleur ?


Isabelle Staes, dixit (après une interview avec le pilote du C135)




Voix off. Sans ravitaillement en vol, les avions de chasse ne pourraient pas mener leur mission en Libye, depuis la base de Solenzara. Aujourd’hui, un avion français a détruit un avion de chasse libyen à Misrata.


I. Staes à l'imageNous sommes à une centaine de kilomètres des côtes libyennes ; c’est sur cette zone que les C135 attendent les patrouilles de retour de mission ; en moyenne, une vingtaine d’avions de combat français sont ainsi ravitaillés chaque jour depuis le début de l’intervention.


Pujadas. Alors question : au sixième jour des bombardements, jusqu’à quand se poursuivra cette opération ; les frappes aériennes sont-elles en train de montrer leurs limites, puisque les combats au sol restent plus intenses que jamais ? C’est la question que nous allons poser à celui qui a été l’un des inspirateurs de cette intervention impulsée par la France et la Grande-Bretagne. Merci d’être avec nous, Bernard-Henry Lévy. Avant de vous entendre, voyons précisément quelle est la situation ce soir. Bonsoir Gérard Grizbek. Vous êtes en direct à Benghazi ; où en sont les affrontements ?

Images capturées de France 2 - JT 20h du 24.03.2011 




Grizbec. Vous savez, à l’heure actuelle, à 150 km d’ici, à Ajdabiyah, un peu plus au sud de Benghazi, là où je me trouve, effectivement les affrontements se poursuivent, et les rebelles sont bloqués autour de cette ville face aux forces du colonel Kadhafi. 


Grizbec. Donc l’idée c’est maintenant de contourner cette ville, de laisser cette ville en l’état, et pour les rebelles, de pouvoir continuer à avancer. Alors ces rebelles comptent beaucoup évidemment sur la coalition occidentale, euh, sur la coalition internationale pour pouvoir continuer à bloquer les troupes du colonel Kadhafi à la fois dans leur progression, à la fois dans leur approvisionnement en armes, en munitions évidemment, mais aussi en vivres pour qu’à un moment donné, ben tout simplement, ils finissent par se rendre...



Grizbec. ... car ces rebelles sont assez faibles militairement, ils ont certes des armes, mais ils ont des armes dont souvent ils ne savent souvent pas se servir ; en réalité, plus que des combattants, on pourrait parler de manifestants en armes, c’est pour ça qu’ils comptent beaucoup sur l’aide aujourd’hui de cette coalition internationale.



Pujadas.  Gérard Grizbec en direct de Benghazi. Merci Gérard pour ces précisions. Alors on a évité le massacre à Benghazi mais on voit que la rébellion fait du sur-place, est-ce qu’on n’arrive pas, Bernard-Henri Lévy, aux limites des effets des frappes aériennes ?


(silence)

Lévy.  On est sans doute proche des limites, oui, ce qui, ce qui est une très bonne nouvelle par rapport aux Cassandres qui nous annonçaient que ça durerait des semaines et qu’il faudrait mettre le pays à feu et à sang. C’est vrai qu’en six jours, on a cassé l’appareil militaire de Kadhafi, qu’on a empêché ses pistes d’aéroport de fonctionner et qu’on a détruit ses chars, voilà. 


La première phase, donc, est probablement en train de se terminer. Et j’ai eu tout à l’heure au téléphone monsieur Mahmoud Djibril, qui est depuis ce matin, comme vous savez, le chef de gouvernement de fait de la Libye libre, et qui m’a cité cette phrase, que nous connaissons tous, cette phrase de Churchill, qui disait au moment de la bataille d’Angleterre : rarement aussi  – à propos des pilotes qui avaient sauvé Londres –, monsieur Djibril m’a dit, rarement aussi peu d’hommes – les pilotes français et anglais – auront sauvé autant d’hommes, les civils de Benghazi qui ont été sauvés du carnage annoncé.

Pujadas. Et en même temps, ces frappes aériennes ne permettent pas, on le voit, aux rebelles d’avancer vers Tripoli ; ils sont stoppés ; est-ce qu’on n’a pas surestimé ces rebelles dans leur organisation, dans leurs forces, est-ce qu’on n’a pas sous-estimé aussi les forces du colonel Kadhafi ?


Lévy.  Non, moi je, enfin je ne crois pas, je crois que ceux qui connaissent un peu la situation, euh, savaient qu’il en irait ainsi. Moi j’étais à Benghazi il y a… quelques semaines, deux semaines, il était clair, comme on vient de nous le dire, que ces jeunes gens, qui affrontent avec une audace incroyable les colonnes infernales de Kadhafi, euh, c’est pas des militaires professionnels, c’est des gens qui, il y a un mois encore ne s’étaient jamais servi d’une arme, donc bien sûr que fabriquer une armée, l’organiser, lui apprendre la discipline, ça va prendre un peu de temps, mais mon dieu, ça fait six jours !


Pujadas. Ça fait six jours, ce n’est pas beaucoup mais, est-ce qu’il n’y a pas un risque d’enlisement, qu’est-ce qu’ils pourraient faire aujourd’hui, qu’est-ce qui pourrait changer les choses pour que ces rebelles avancent ?


Lévy.  Et, et quant à Kadhafi, je pense qu’on ne l’a pas non plus sous-estimé ; on connaît, on savait qu’il ferait ce qu’il fait aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il, quelle est sa stratégie ? C’est de s’enfermer dans les villes, de se bunkeriser dans par exemple la ville de Misrata.


Pujadas. Pour éviter les frappes.

Lévy.  Il se terre dans Misrata, il prend sa population en otage, les gens vivent calfeutrés dans leurs maisons par peur des snipers, c’est une stratégie de preneurs d’otages, c’est une stratégie de bunker, voilà, avec toutes les images que ça peut évoquer.


Pujadas. Et face à ça, face à ça, que peut-on faire ?


Lévy.  Face à ça, deuxième phase de l’opération, et là encore je crois qu’il faut voir tout ça très calmement ; armer les, d’abord, no fly zone, c’était le but initial.

Pujadas. Elle est en place.

Lévy.  Elle est en place, c’est-à-dire empêcher les chars de Kadhafi de circuler comme ils le faisaient autrefois d’une ville à l’autre, couper leurs sources de ravitaillement et les liens avec leurs arrières.

Pujadas. C’est en cours.

Lévy.  C’est en cours, voilà, ça c’est la première chose, la no fly zone, deuxième chose, armer ces rebelles et leur permettre de gagner cette bataille qu’ils ont lancée et de faire eux-mêmes leur propre révolution, et puis, euh, euh, attendre la chute...


Pujadas. Armer ces rebelles directement, vous pensez que la France, aujourd’hui, doit envoyer des armes à la rébellion ?

Lévy.  C’est pas la France ! La France peut-être, mais aujourd’hui les Égyptiens envoient des armes à leurs frères. Y a, y a tout un fantasme en France selon lequel, ou en Occident, selon lequel les, les…  populations arabes, l’opinion arabe aurait des réticences par rapport à ce qui se passe en Libye.


Pujadas. Ah c’est vrai qu’on la sent changeante cette opinion arabe.

Lévy.  Ben non je ne crois pas ; je  crois que les dirigeants égyptiens, peut-être tel ou tel dirigeant égyptien a peut-être des états d’âme parce qu’en effet, cette vague démocratique fait peur aux caciques des régimes installés. Mais je peux vous dire, je crois, que l’opinion égyptienne, les gens qui occupent aujourd’hui encore la place Tahrir, les bloggeurs tunisiens et les jeunes qui ont renversé Ben Ali.


Pujadas. Soutiennent cette opération.

Lévy.  Ils soutiennent de tout leur cœur ce mouvement libyen…

Pujadas. Dernière chose…

Lévy.  … et donc cette opération militaire…

Pujadas. Dernière chose Bernard-Henri Lévy, que faut-il pour que l’opération prenne fin, en d’autres termes, est-ce que le réel objectif c’est la chute du colonel Kadhafi, est-ce qu’on peut partir avant qu’il soit parti lui-même ou qu’il soit éliminé ? 


Lévy.  Ce serait, ce serait un échec cuisant, et ce serait, alors je crois, pour tous ceux, dans le monde arabe qui ont cru à ce printemps et à ce mouvement démocratique, ça laisserait un goût d’amertume épouvantable ; parce que laisser Kadhafi, négocier avec lui, le laisser se replier à Tripoli, remballer ses arsenaux et attendre la première occasion de semer le carnage  et comme il l’a dit de se venger des insurgés, ce serait une épouvantable forfaiture. Donc je crois que la seule négociation avec, avec Kadhafi, c’est la négociation qui conduirait à…

Pujadas. À son départ...

Lévy.  À son départ, il faut qu’il quitte...

Pujadas. ... sa chute, sa chute…

Lévy.  Comme disaient les Tunisiens, comme disaient les Egyptiens : « Kadhafi, dégage ! » C’est la seule négociation possible.


Pujadas. Sa chute est bien l’objectif de cette opération même s’il (sic), c’est un objectif inavoué, merci Bernard…

Lévy.  Oui, mais c’est l’esprit de la résolution !

Pujadas. C’est l’esprit de la résolution.

Lévy.  C’est l’esprit de la résolution et de la demande de la Ligue arabe, dont je vous rappelle qu’elle est à l’origine de toute cette affaire.

Pujadas. Merci Bernard-Henri Lévy d’avoir accepté notre invitation.

Fin de la transcription (séquence de 7'07'')

Pas mal, non ?, une discussion de café du commerce, lorsqu'elle est filmée en direct au journal de 20 heures !

Vous en avez retenu quelque chose ? Avez-vous une idée de ce que Bernard-Henri Lévy faisait là ? Et à quel titre ?

En tout cas, en regardant ces images, je me suis dit que si des gens comme Isabelle Staes ou David Pujadas pouvaient avoir une carte de presse, alors moi aussi je pouvais en revendiquer une, non ? Monter à bord d'un avion de l'armée pour faire de la lèche, comme un(e) vulgaire journaliste nord-coréen(ne) ou chinois(e) ? Moi aussi je pourrais le faire. Recevoir un agité du bocal qui n'y connaît rien en droit international et feint de s'intéresser au sort des populations arabes, selon qu'elles sont martyrisées par de méchants dictateurs et non par ses amis israéliens, juste pour lui offrir une tribune et l'aider à redorer son blason, moi aussi je pourrais le faire. Enfin, à la réflexion, je ne suis pas sûr de savoir m'y prendre. C'est peut-être pour ça que je ne risque pas d'avoir une carte de presse avant longtemps.

J'avoue qu'en regardant Pujadas, l'autre soir, je me suis réellement demandé à quoi pouvait bien rimer la croisade de Reporters Sans Frontières pour la..., comment disent-ils déjà ?..., la "liberté de la presse" ! Parce que la liberté de David Pujadas et de ses compères et commères de la grande presse pourrait être menacée ? Parce que s'ils et elles se comportent comme ils et elles le font actuellement, s'ils n'osent pas poser aux politiciens les bonnes questions, par exemple sur la charte des Nations Unies ou sur la collusion de l'Occident avec Al Qaeda en Libye, c'est parce que quelqu'un menace leur liberté ?

Bernard-Henri Lévy dixit : "monsieur Djibril m’a dit, rarement aussi peu d’hommes – les pilotes français et anglais – auront sauvé autant d’hommes, les civils de Benghazi qui ont été sauvés du carnage annoncé."

Pilotes anglais, non mais vous avez vu ça ? Je dois vous avouer que, depuis mes dix ans, en Sixième, et ce cours d'anglais où le prof nous a expliqué qu'il ne fallait jamais confondre "anglais" et "britannique", j'ai toujours comme un haut-le-coeur en entendant quelqu'un commettre cette bourde sémantique, quand on sait que Gallois, Ecossais et Irlandais ne supportent pas d'être assimilés à des Anglais, ce qui est la marque d'une insigne paresse intellectuelle ! Et s'il n'y avait que ça ! Un avion militaire allié s'est écrasé près de Benghazi. Un avion... américain ! Étrange tout de même, cette scotomisation (comme on dit en psychanalyse) de la présence américaine - sans oublier canadiens, norvégiens et autres - par Bernard-Henri Lévy !

No fly zone. C'est l'expression utilisée par Bernard-Henri Lévy. Et vous savez ce qu'un des principaux initiateurs de la croisade française contre la Libye entend par "no fly zone" ? 
Lévy : D'abord la "no fly zone"(...). Elle est en place, c’est-à-dire empêcher les chars de Kadhafi de circuler comme ils le faisaient autrefois d’une ville à l’autre, couper leurs sources de ravitaillement et les liens avec leurs arrières.
En français, on dit "zone d'exclusion aérienne", c'est-à-dire zone interdite à tout aéronef susceptible d'appartenir aux belligérants. Comme il est dit "mot-à-mot", c'est une zone qui se trouve non pas à terre, mais dans les airs ! Mais visiblement, ni notre grand philologue, expert en relations internationales, ni notre grand journaliste de télévision ne savent ce que c'est qu'une "no fly zone" ! J'en déduis qu'aucun d'eux n'a lu la résolution 1973. Mais bon, de toute évidence, ils ne doivent pas être les seuls dans ce cas !

Ensuite, nous avons droit à un journaliste passablement angoissé à l'idée que les rebelles puissent se retrouver bloqués, enlisés... : "qu'est-ce qui pourrait changer les choses pour que ces rebelles avancent (vers Tripoli) ?"

Armer les rebelles !, répond l'autre. Les deux interlocuteurs étant parfaitement d'accord sur le fait que l'opération onusienne est menée dans le but de venir à bout du pouvoir en place à Tripoli. On aura noté l'inquiétude, pour ne pas dire le ton angoissé, de Pujadas, lorsqu'il évoque cette "opinion arabe tellement changeante !". On en vient, donc, au "réel objectif" (Pujadas) de la résolution, à savoir le départ, entendez l'élimination de Kadhafi. L'émotion de notre immense journaliste est telle qu'il en bafouillerait presque. 
Pujadas : Sa chute est bien l’objectif de cette opération même s’il (sic), c’est un objectif inavoué...
Par "objectif inavoué", il faut entendre qu'à ce moment de la conversation, il semble que le génie de la déontologie ait soufflé dans l'oreille de notre journaliste que là, il poussait un peu loin le bouchon, à l'instar d'un vulgaire Jean-Pierre Elkabbach, qui demandait à Alain Richard (ancien ministre français des Armées) : "Est-ce qu'on ne peut pas s'intéresser d'une manière plus secrète à Kadhafi ?" (Europe 1, 11.03.2011). Du coup, pour faire bonne figure, Pujadas se devait de "prendre un virage sur  l'aile", histoire de ne pas éveiller les soupçons de la ménagère.

Cela dit, s'agissant d'objectifs "inavoués", observons qu'ils ne sont pas si inavoués que ça, puisque Bernard-Henri Lévy déclare sans ambages que l'armement des insurgés est conforme avec la résolution, tout comme il affirmait que "si on n'arrête pas Kadhafi, on n'arrêtera pas Ahmadinedjad et on aura un Iran nucléaire sous peu." (Lévy sur France Inter, Interview Patrick Cohen, 17.03.2011).

Entre nous, il est à craindre que Bernard-Henri Lévy, outre ses capacités intellectuelles fluctuantes (cf. la "no fly zone"), ne soit aussi un médiocre comédien, à en juger par ces tics de langage qui trahissent celui qui est habitué à louvoyer tellement qu'il en finit par ne plus savoir ce qu'il dit, comme dans cette réplique :
Lévy. Mais je peux vous dire, je crois, que l’opinion égyptienne, les gens qui occupent aujourd’hui encore la place Tahrir, les bloggeurs tunisiens et les jeunes qui ont renversé Ben Ali... soutiennent de tout leur coeur ce mouvement libyen.
Je peux vous dire, je crois... Ah non Bernard-Henri ! Tout ça manque de conviction ! C'est ou bien "je peux vous dire", autrement dit : je suis sûr de ce que j'avance, ou bien "je crois", autrement dit, j'ai comme un doute, mais pas les deux ensemble.

Pauvre Bernard-Henri Lévy, pauvre David Pujadas, et pauvre France !


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