vendredi 1 mars 2019

Gilets jaunes, colère noire et volée de bois vert #14


Épisode §14. L'essentiel et l'accessoire...

... ou de la structure vs. conjoncture



"Vous allez échouer, sauf si...".

Les Gilets Jaunes sont-ils partis pour échouer ?

À en croire nos politologues et politocrates, les cortèges des déambulations hebdomadaires rétrécissent, ce qui serait le signe du déclin progressif du mouvement ; par ailleurs, les sondages montrent une lente désaffection des Français pour le mouvement, en même temps qu'une progression de la popularité de l'exécutif... 

- Ah, les fameux sondages ! Mais que seraient nos politocrates sans les sondages ? 

Les visiteurs habituels de ce blog connaissent le peu de considération que m'inspirent ceux que l'on appelle des politologues, et que moi, j'appelle des politocrates, comme bureaucrates, auxquels il faut ajouter toute la camarilla des politiciens et autres politicards qui, s'ils étaient médecins ou pilotes de ligne, seraient responsables de bien des hécatombes dans les hôpitaux et de crashs aériens dans lesquels ils auraient toutes les chances de passer de vie à trépas !

Entre nous, quand on voit la fréquence avec laquelle ils se plantent et voient leurs programmes et prévisions échouer, combien de responsables politiques, de politiciens et politiciennes, voire de politologues et autres politocrates seraient encore en vie, s'ils avaient été pilotes professionnels dans l'aviation ?

Prenons la France : voilà des gens qui ont fait des études non pas inférieures, mais supérieures - et tout le monde sait ce que c'est que d'être passé par l'ENA, Sciences Po', Polytechnique, Normale Sup' et autres "grandes écoles" bien dans la tradition aristo-élitiste française - et qui s'avèrent incapables d'apprécier à sa juste mesure une insurrection comme celle des Gilets Jaunes, laquelle survient après plein d'autres insurrections que nos grands esprits n'ont jamais su anticiper ni accompagner, ce qui fait que ce pays passe son temps à réparer des installations dégradées, qu'il s'agisse du Grand Marché International de Rungis dévasté par des marins-pêcheurs, de telle ou telle préfecture ou de tel ou tel centre d'impôts attaqué(e) par des agriculteurs, de l'Arc de Triomphe parisien couvert de tags, de radars automatiques incendiés et rendus inutilisables, du prestigieux Parlement de Bretagne, à Rennes, détruit par des marins-pêcheurs eux-mêmes bretons, des ronds-points bloqués, des rues dépavées par les manifestants dans le Quartier Latin parisien, des portiques dédiés à la perception de l'éco-taxe et vandalisés par des "bonnets rouges"..., sans parler des ravages humains, avec tous ces policiers et gendarmes caillassés et devenant, par la force des choses, tabasseurs de manifestants (cf. Malik Oussekine) voire manieurs de tasers, flash-balls et autres Lanceurs de Balles de Défense (LBD) ou grenades de désencerclement (cf. Rémy Fraisse)..., la liste est longue, qui fait de la France la championne européenne des jacqueries et insurrections en tous genres. 

Florilège :






 
























Observons que, dans le florilège précédent, il n'y a pas la Corse, ni le pays basque...

Mais, parmi tous ces grands esprits que j'évoquais plus haut, personne pour faire le lien entre l'instauration - ou plutôt la restauration - du bonapartisme en France par De Gaulle et cette terrible impression que ce pays est difficilement gouvernable, comparé à tous ses voisins de l'Union Européenne qui, sans exception, ont fait le choix du strict parlementarisme.

Et pourtant, ces mêmes grands esprits vous affirment, mordicus, que ladite Vème République représente la quintessence même de l'organisation politique, dès lors que - contrairement à d'autres régimes - elle garantit au pays une stabilité qui n'existerait pas ailleurs. Et là, on vous ressort le sempiternel épouvantail de la Quatrième République, jugée ingouvernable car (trop) strictement parlementaire.

Et c'est sur la base de cette escroquerie intellectuelle que la France est gouvernée depuis soixante ans maintenant, nos politocrates confondant stabilité bureaucratique et stabilité sociale. Le fait est que la pseudo-stabilité institutionnelle française (comparée avec l'apparente instabilité de la Belgique ou de l'Italie) est un leurre dissimulant une énorme instabilité sociale dont on voit bien que l'actuel et fort imprudent "Jupiter" français a fort peu de chances de sortir indemne ! 

Car, si le parlementarisme était systématiquement générateur d'instabilité, qu'on nous explique pourquoi tant de pays, au sortir de la monarchie absolue ou de la dictature, ont délibérément renoncé au modèle autocratique cher à De Gaulle et aux dictateurs africains, asiatiques ou sudaméricains.

C'est ainsi que l'Allemagne post-hitlérienne renoue avec la bonne vieille et parfois décriée République de Weimar, de même que l'Espagne, la Grèce, l'Italie et le Portugal sortent de la dictature pour instaurer/restaurer le parlementarisme [la majorité parlementaire désigne le chef de l'exécutif], à l'instar des ex-satellites de l'URSS que sont Roumanie,  Pays Baltes, Hongrie, Bulgarie, États ex-tchécoslovaques et ex-yougoslaves.

Revenons en France : il suffit, souvent, d'observer ce pays depuis l'étranger - ce que j'ai fait, des années durant, depuis l'Allemagne ou l'Autriche - pour sentir à quel point l'escroquerie de la soi-disant stabilité politique a la peau dure.

Il se trouve que j'étais en Allemagne, pour y apprendre la langue de Goethe, Hölderlin et Schiller, lors de l'avènement de François Mitterrand comme président de la République française. Mitterrand est élu en mai 1981 ; Helmut Kohl devient chancelier allemand en octobre 1982.

Et, depuis l'Allemagne, vous apprenez qu'en France, les  cheminots ou les contrôleurs aériens sont en grève, ou alors les enseignants, ou encore que les viticulteurs arraisonnent des camions-citernes transportant du vin italien ou espagnol qu'ils vont déverser dans le caniveau, à moins qu'il ne s'agisse d'une jacquerie initiée par des marins-pêcheurs, ou peut-être des infirmières, des lycéens, étudiants, gardiens de prison, la télévision ou la radio publique, mais peut-être a-t-on plutôt affaire à des manifestations de chauffeurs routiers, de producteurs de lait, d'éleveurs de porcs, de volaillers, de chauffeurs de taxi, de chasseurs, d'organisations familiales catholiques opposées aux projets du ministre de l'Éducation nationale, etc.

Et, pendant que les Français se farcissaient grèves et jacqueries populaires, en Allemagne, Autriche..., c'était zéro virgule zéro zéro zéro arrêt de travail, zéro manifestation violente, zéro déploiement de policiers ou de gendarmes casqués censés canaliser une foule en colère, etc. Il est vrai que l'Allemagne avait été secouée par la mouvance R.A.F. de Baader et Meinhof, tandis que l'Italie avait droit à ses Brigades Rouges, l'Espagne à l'E.T.A., sans oublier l'activisme militariste de l'I.R.A. au Royaume-Uni. Mais la France a eu également sa dose en la matière avec Action Directe ! 

Prenez la stabilité gouvernementale : je rappelais que Mitterrand et Kohl sont arrivés aux affaires à une année et demie d'intervalle. Mitterrand va cumuler deux septennats à l'Elysée, contre seize années de ministère Kohl. Et c'est ici que j'invite quiconque à faire le décompte des premiers ministres s'étant succédé en France durant les deux septennats de Mitterrand, sachant que, dans le même laps de temps, l'Allemagne n'aura connu qu'un seul et unique chancelier !

Mieux : depuis 1982, l'Allemagne a connu trois chanceliers (Kohl, Schroeder, Merkel) quand, dans le même temps, la France s'offrait combien de premiers ministres, entre Pierre Mauroy (1981) et Edouard Phlippe (2019) ? Que les politocrates et autres profs à Science Po' fassent le décompte et cessent de nous bassiner avec cette pseudo-stabilité des institutions de la Cinquième République ! 

Pour mémoire : vingt-sept équipes gouvernementales entre Mitterrand (1981) et Macron (2019). (Source)

Une pure escroquerie intellectuelle que cette République dite Cinquième, dès lors que, dans la réalité, elle prend fin avec la réforme constitutionnelle de 1962 ! Ce qui veut dire que ce pauvre Mélenchon n'a rien compris, qui nous pompe avec sa Sixième République, alors même que nous y sommes entrés de jure en 1962, et de facto en 1965, le reste n'étant que "foutage de gueule" de la part d'une oligarchie cynique et complètement déconnectée des réalités !

Mais je sais que quelques pseudo-experts vont me rétorquer :
- Mais, monsieur, votre "de jure" est excessif, voire superfétatoire, dès lors que la Sixième République n'a jamais été instaurée ni en 1962, ni en 1965 !
J'entends bien l'objection, que je trouve plutôt faiblarde, dans la mesure où il est évident que, dans n'importe quelle démocratie authentique, les changements intervenus en 1962 auraient conduit à un changement de matricule de la Constitution. Sauf qu'en France, en 1962, on a une équipe de larbins (cf. Michel Debré), toute à la dévotion du "grand" général de brigade, admirateur de Franco et de Perón, et dont les souhaits non avoués devaient être dissimulés à un peuple français assimilé à des veaux ! Pour mémoire, l'annonce par De Gaulle de la réforme constitutionnelle à venir intervient quelques semaines à peine après l'attentat dit du Petit Clamart...  

De fait, le propre des autocrates est de toujours avancer masqués, pour mettre bas les masques dès que l'occasion se présente. Voyez le Turc Erdogan, prenant prétexte - ben voyons ! - d'un présumé coup d'État militaire visant sa personne pour s'attribuer l'essentiel des pouvoirs, moyennant un tripatouillage constitutionnel que n'aurait pas renié son mentor,  Charles de Gaulle, lequel, au hasard d'une conférence de presse, feignait l'indignation en lançant à la cantonade : 
- Mais pourquoi voulez-vous qu'à soixante-sept ans je commence une carrière de dictateur ? (Source)

Et c'est là qu'on aurait pu lui rétorquer : 
- Mais tout simplement parce que les chiens ne font pas de chats ! Pouvez-vous nous citer un seul régime politique démocratique initié par un militaire ?

Ce qu'il y a de particulièrement intéressant avec le mouvement des Gilets Jaunes, c'est probablement le fait que, contrairement à mes soupçons du début ("encore une jacquerie désordonnée qui va finir en eau de boudin comme toutes celles qui l'ont précédée"...), ce mouvement a très rapidement appris à décanter ses revendications, ce qui fait que, contrairement à ce que prétextent nos politocrates, selon lesquels le mouvement part dans tous les sens, au point qu'on n'arrive plus à identifier ses réelles intentions, quiconque détient un minimum de jugeote et de culture générale voit bien que les revendications du mouvement ont été très rapidement hiérarchisées entre exigences d'ordre structurel (cf. la démocratie "directe") et revendications d'ordre conjoncturel (pouvoir d'achat, taxes...).

Et, pour s'en convaincre, il suffit d'observer les pancartes et banderoles et les principaux slogans qui y sont inscrits : il s'agit bien d'aller à l'essentiel en ciblant le(s) princip(al)(aux) symbole(s) de l'autocratie.









Par voie de conséquence, ceux qui nous disent que le discours des Gilets Jaunes est désormais illisible, voire inintelligible, sont soit des crétins, soit des escrocs, voire les deux. 


Lectures :  01 - 02 - 03 -  04 - 05 - 06 - 07 - 08 - 09 - 10 - 11 - 12


Petit supplément 01 : quand je vous dis que les politocrates ne sont rien d'autre que de vulgaires commentateurs de sondages, voici le genre de choses qu'un "directeur de recherches au CNRS" est capable de pondre :
Les « gilets jaunes » tentent aujourd’hui de se structurer, deux mois et demi après leur première journée de mobilisation, le 17 novembre 2018. Le défi est de taille vu la singularité du mouvement, hétéroclite, non partisan et qui rejette le système représentatif. Olivier Costa, directeur de recherches au CNRS, estime que les « gilets jaunes », inexpérimentés en matière politique, sont aujourd’hui « confrontés au principe de réalité et découvrent toute la difficulté à mener une action publique ».
Les « gilets jaunes » tentent depuis quelques semaines de se structurer, tout en rejetant le système représentatif. Peuvent-ils résoudre cette équation ?
Olivier Costa : La mobilisation des « gilets jaunes » est nourrie par le rejet des partis et de la classe politique et aspire à une autre forme de démocratie, plus participative. Mais pour faire exister un mouvement de cette ampleur et lui permettre d’influer sur la vie publique, une structuration est inévitable, et exige de répondre à des questions incontournables : qui dirige, comment les leaders sont contrôlés, quelle ligne politique est retenue, etc. Les « gilets jaunes », pas ou peu politisés, sont aujourd’hui confrontés à ce principe de réalité, et découvrent toute la difficulté à mener une action publique. Ils retombent sur les problématiques des organisations et partis politiques classiques, qui sont précisément le point de départ de la contestation. C’est la quadrature du cercle.
La difficulté à se structurer ne tient-elle pas aussi à l’hétérogénéité du mouvement et de ses revendications ?
Oui. Le mouvement a mobilisé des gens de tous horizons, de gauche comme de droite, avec des thématiques communes dénonçant l’abandon des territoires, la corruption des élites et le pouvoir d’achat insuffisant. Mais les solutions proposées, elles, partent dans tous les sens, et on voit mal une ligne politique se dégager. (source)
Entre nous, vous n'êtes pas mort(s) de rire ? Par parenthèse, en ce moment-même, un autre grand politocrate et expert dans le commentaire de sondages (Olivier Duhamel) est en train d'animer une émission de radio (Europe 1), et - après avoir annoncé la fin prochaine du mouvement des G.J. - il vient de poser à ses invités cette question essentielle : "Aux élections européennes, qui de Macron ou de Le Pen va arriver en tête ?" (Samedi 2 mars, 10h36). Voilà qui vous donne une idée du niveau d'une certaine "élite" française ! Mais bon, si vous connaissez Michel et Monique Pinçon-Charlot (lien), alors vous savez qu'il existe des gens autrement plus intéressants et plus performants que les profs de Science Po' !


Petit supplément (illustré) 02 :