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lundi 19 mars 2012

Elle et le 'Black Fashion Power'. Retour sur une bien étrange polémique


Épisode 1. Mazette, quel tohu-bohu !



Avertissement n° 1. Si j'ai pris la liberté d'afficher ici, et dans leur intégralité, la plupart des textes auxquels j'entends me référer, c'est à la suite de la disparition du site elle.fr de la version numérique de l'article dont est partie la polémique, laquelle polémique a vu plus d'un(e) intervenant(e) prendre part à un débat sans même avoir pris la peine de s'informer sur l'origine même de tout ce débat. En présentant les textes ici même, j'entends éviter à mes lecteurs et lectrices de se retrouver grosjean comme devant, parce que tel lien ou telle adresse électronique aurait été désactivée.... Mais, par acquît de conscience, j'ai entendu maintenir visibles les adresses (URL) renvoyant aux documents cités.)

Avertissement n° 2. Il m'arrive, deux ou trois fois par semaine, de consulter le compteur de visites du blog, non pas pour savoir combien de gens consultent le site, ce dont je me contrefiche absolument ; entre nous, qu'est-ce qui est le plus important, dix mille "surfeurs" ne faisant que passer, en consacrant moins de trente secondes à votre prose, ou mille internautes sérieux, qui vont vous lire attentivement en y mettant le temps requis ? Le fait est que moi, je déteste "surfer", ce qui peut me faire passer des heures sur un seul site intéressant. Il y en a. Précisément, le compteur de visites me renseigne sur la manière dont les gens visitent mon blog, et là, je suis parfois un peu surpris... Il est vrai que les "surfeurs" restent surtout sur la page d'accueil des sites qu'ils visitent ! Ceux et celles-là oublient que, dans un mémoire universitaire, par exemple, voire une thèse doctorale ou un essai philosophique ou sociologique, le plus intéressant c'est souvent ce qui est écrit en tout petit, tout en bas : les notes de bas de page, car ce sont elles qui vous renseignent instantanément sur la profondeur du travail (de recherche) réalisé par l'auteur. Par ailleurs, le génie tout particulier de l'Internet réside dans la faculté de naviguer d'une page vers une autre via les liens hypertexte... Et pour ma part, atavisme universitaire oblige, je ne cite jamais rien sans mentionner la référence idoine, de même que je prends toujours un malin plaisir à garnir mes pages de "liens de bas de page"... Avis, donc, aux "surfeurs" et "surfeuses" adeptes de la lecture en diagonale ! (Je sais, l'avertissement est un peu long... Mais c'est voulu : les surfeurs et surfeuses n'auront qu'à passer leur chemin !) (1)
 
Tout a commencé, en ce qui me concerne, par un bien tonitruant papier d'Audrey Pulvar, un matin sur France Inter.

Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît"*

Quel dommage ! L’article a disparu. Pfuit ! Envolé ! Une multitude de liens y menaient pourtant, mais quand on clique dessus, on tombe sur un pinceau de maquillage et un poudrier rose. Ah bon ? Bah… on est sur le site du magazine Elle donc n’en demandons pas trop non plus ! Contentons-nous de réclamer de ce magazine un minimum de respect dû à ses lecteurs et de rigueur de la part de ses « journalistes »… Par exemple quand il prétend décrire le « phénomène »  Black Fashion Power dans un article dont la bêtise et l’inanité ne tarderont pas à servir de modèle du genre « papier de merde», dans les écoles de journalisme. Sur les captures d’écran réalisées par quelques bloggeurs, on peut tout de même lire cet article fantôme. On y apprend que, ouvrez les guillemets :« Dans cette Amérique dirigée pour la première fois par un Noir, le chic est devenu une option plausible pour une communauté [noire] jusque-là arrimée à ses codes streetwear ». Ainsi, avant les Obama, les Noirs, au moins aux Etats-Unis, ignoraient-ils « le chic ». Pas une option pour eux. Voilà qui fera plaisir à Condoleeza Rice. Comme à des cohortes de Noirs, femmes et hommes, maires, députés, conseillers politiques de premiers plans, architectes, médecins, secrétaires, banquiers, policiers, juges, avocats, enseignants, cinéastes, comédiens on en passe et des meilleurs, se mouvant tous les jours dans leurs villes, leurs rues, leurs bureaux, leurs métros en affichant les mêmes codes vestimentaires que les milieux dans lesquels ils évoluent. Ont-ils attendu le couple Obama pour mettre au placard la ceinture de bananes et les soutiens gorges en noix de coco ? Ah non, on a mal lu : ils étaient « arrimés au streetwear »… ?! Mais combien d’entre eux, imagine la journaliste du magazine Elle, se présentent au bureau habillés façon « streetwear» ? A moins que dans son esprit, un Noir ne soit destiné qu’à tourner des clips de rap ou à vendre de la drogue aux coins de rues, dans la tenue préférée des petits dealers: jean baggy et tee-shirt XXL ?

La stupidité de l’article ne s’arrête pas là, puisqu’il nous est expliqué que dans le sillage de Michelle Obama, qui décline « en mode jazzy », forcément, le vestiaire de Jackie Kennedy, « l’audace et la créativité se sont réveillées »… Mazette ! Sainte Michelle, un temps adepte de robes à fleurs importables, nous montrerait donc la voie ! Mais attention, pour les noires fashionistas, les « black-geoises » comme les surnomme Elle, bien qu’ayant « intégré tous les codes blancs » (sic), pas question d’oublier leurs « racines » ! Ainsi, ces nouvelles égéries du style n’oublieraient jamais de casser le classicisme blanc avec « un boubou, un collier en coquillage ou… une créole de rappeur » ! Ben voyons ! Mais au fait, madame la journaliste de Elle, de quelles racines parle-t-on exactement pour des Noirs présents depuis 4 siècles sur le continent nord-américain et qui, comme d’autres communautés, ont bâti, au prix que l’on sait, leur pays d’aujourd’hui ? Et en quoi  la «communauté noire » est-elle une entité homogène et moutonnière ?

Pour appuyer sa navrante démonstration, Elle.fr déforme les propos de John Caramanica, journaliste mode au New York Times, ça fait toujours sérieux. Caramanica estimerait, nous dit Elle, que ce retour au style constitue pour les Noirs « une source de dignité »… Un détour par le site du journal américain montre pourtant que Caramanica consacrant un article à deux jeunes Noirs de Brooklyn, créateurs de mode très en vogue, écrit qu’ils perpétuent une tradition datant de l’émergence de Harlem et ayant accompagné les luttes menées par les Noirs, pour le respect de leurs droits fondamentaux,tradition du vêtement comme vecteur de leur dignité. L’article imbécile et raciste de Elle, provoque à juste titre l’indignation et les moqueries de milliers d’internautes, en France comme aux États-Unis où il est relayé par plusieurs sites. Des excuses sont-elles une « option plausible » pour ce journal ?

Affaire à suivre. 
[© Audrey Pulvar]
*Lino Ventura dans le film "Les tontons flingeurs" (1963). Un film réalisé par Georges Lautner et dialogué par Michel Audiard


Et puis, très vite, la polémique s'est mise à enfler, comme l'illustre une pétition publiée sur le site lemonde.fr




C'est le magazine Elle qui nous l'apprend : en matière de mode, en 2012, "la ‘black-geoisie' a intégré tous les codes blancs..". D'ailleurs, "le chic est devenu une option plausible pour une communauté jusque là arrimée à ses codes streetwear." Eh oui, tandis que durant des décennies les Noirs se sont habillés comme des "cailleras" à capuche, ils ont enfin compris, grâce à l'enseignement des Blancs, qu'il convenait de faire plus attention à leur apparence. Voilà la teneur d'un article paru le 13 janvier dans l'hebdomadaire préféré des ménagères de la "white-geoisie" (puisqu'apparemment il faut désormais distinguer les bourgeois eux aussi racialement), intitulé "Black fashion power", tentant d'analyser les raisons du succès sur les red carpets de personnalités afro-américaines.

Et c'est simple : si les Noirs sont enfin chics, c'est parce qu'ils ont désormais une icône digne de ce nom, Michelle Obama, qui donne le ton en "revisitant en mode jazzy le vestiaire de Jacky O." Oui, car toute première dame qu'elle soit, Michelle Obama elle-même n'a pu s'inspirer que d'un modèle blanc ; et comme elle a le rythme dans la peau, elle y ajoute une touche jazz, normal.

Mais attention, les Noires n'ont pas intégré ces codes  "de manière littérale. C'est toujours classique avec un twist, bourgeois avec une référence ethnique (un boubou en wax, un collier coquillage, une créole de rappeur…) qui rappelle les racines." N'avez-vous pas remarqué l'os que Halle Berry arbore fièrement dans son nez ? Ne voyez-vous pas à quel point Rama Yade aime rappeler ses exotiques "origines" en se drapant dans un pagne léopard avant de prononcer ses discours ?

Il serait temps que les rédactrices de Elle s'aventurent hors de leurs bureaux vitrés du quartier d'affaires de Levallois-Perret afin de se mêler à la population, ce qui leur permettrait de voir à quoi ressemblent les Noirs et comment ils s'habillent en vrai. Il serait également temps de se rendre compte que des femmes noires, il y en a aussi en France, qu'elles ne vivent pas toutes aux États-Unis et ne sont pas toutes stars de la chanson, du cinéma ou du sport. Pourquoi ramener toute femme noire élégante à Michelle Obama, et pourquoi toujours comparer à Barack Obama Omar Sy dans le film Intouchables - et avec lui beaucoup de Noirs - élégants en France -, dès lors qu'il passe du jean-basket au costume noir-chemise blanche ? A défaut de fréquenter des Noirs, la consultation de la presse de ces dernières années suffit pourtant à constater qu'il y a même eu des femmes noires au gouvernement, à l'Assemblée Nationale, à la présentation de journaux télévisés et au cinéma !

Enfin, un peu de recherche et de bon sens nous aurait épargné l'affirmation selon laquelle "pour la communauté afro, le vêtement est devenu une arme politique", dépréciant par là la véritable et douloureuse histoire des combats des minorités noires en faisant de la moindre starlette bien habillée la porte-parole de cette lutte. Quant aux Noirs qui ne font pas de politique, on se demande s'ils se promènent nus…

Tout cela aurait pu n'être qu'une banale affaire d'inculture et d'ignorance vite oubliée, si le magazine avait daigné répondre aux nombreuses protestations de lectrices et lecteurs choqués par l'article. Car c'est sa publication sur le site web du magazine qui déclenche une vague d'indignation sur les réseaux sociaux, les blogs mode (AfroSomething, BlackBeautyBag, ThaCrunch et TiModElle) - grâce auxquels l'affaire traverse l'Atlantique - et même sur Elle.fr, où en quelques jours plus de mille commentaires réclamant des explications ou des excuses sont postés. Réponse de la rédaction : aucune. Jusqu'à ce que le 24 janvier, Valérie Toranian, directrice de la rédaction, se fende d'un petit commentaire dont il ressort en substance que les "indignés" n'ont rien compris à l'article. Nouvelle vague de protestations, aboutissant  finalement à la suppression pure et simple de l'article. Mais le mal est fait. Jeudi matin, sur France Inter, Audrey Pulvar dénonce le papier dans un édito intitulé "Y a bon Obamania", avant d'être invitée vendredi soir dans le Grand Journal de Canal+ pour débattre face à Valérie Toranian. Si la directrice de la rédaction y exprime des regrets, elle maintient sa position et persiste en affirmant avoir voulu être "bienveillante" avec les Noirs. En d'autres mots, si les propos sont offensants, les intentions étaient bonnes, alors pourquoi se plaindre ? Les Noirs, hommes ou femmes, n'ont pas besoin de bienveillance, mais d'égalité. Or cette affaire est un révélateur : l'article est le symptôme médiatique d'une exclusion à la fois culturelle et sociale.

Puisque le débat a été lancé, poursuivons-le. Nous aimerions ici suggérer aux salariés de Elle d'essayer d'ouvrir leurs horizons. Puisque la tendance est à la "black fashion", pourquoi ne pas y adhérer en recrutant par exemple plus de rédactrices noires ? Et pourquoi pas, soyons fous, choisir une femme noire pour poser sur la couverture du magazine ? Juste une fois, pour voir ? Deux millions de femmes noires en France, qui dépensent sept fois plus d'argent dans les cosmétiques que leurs congénères blanches, et dont le pouvoir d'achat grandissant constitue un marché en expansion pour les produits de beauté et de mode, est-ce si négligeable? Car ce "racisme structurel" de notre société, dont parle si bien Valérie Toranian sur les plateaux de télévision, est aussi alimenté par l'absence des femmes noires à la Une des titres de presse féminine : en près de 70 ans d'existence, Elle n'a daigné accorder sa couverture qu'à une poignée de femmes noires. Pourquoi la bienveillance du magazine envers les "black-geoises" se limiterait-elle à un dossier spécial chaque année bissextile ? Quand celles-ci auront-elles droit de cité dans les pages du magazine sans se voir affublées de qualificatifs grotesques ? C'est sur ce sujet que nous aurions aimé l'entendre l'autre soir et que nous l'attendons désormais.

Premiers signataires : Sonia Rolland (comédienne), Rokhaya Diallo (éditorialiste et militante), Fred Royer (créateur de la cérémonie des Gérard), Audrey Pulvar (journaliste), Léonora Miano (écrivaine), China Moses (chanteuse et présentatrice TV), Mokobé (rappeur), Jalil Lespert (comédien et réalisateur), Aïssa Maïga (comédienne), Kareen Guiock (journaliste), Eric Fassin (sociologue, ENS), Disiz (chanteur), Marc Cheb Sun (fondateur de Respect Mag), Anastasie Tudieshe (journaliste), Noémie Lenoir (mannequin), Clémentine Autain (directrice de la revue Regards), Olivier Laouchez (président de Trace TV), Jean-Benoît Gillig (producteur), DJ Pone (compositeur), Pap Ndiaye (historien, EHESS).

Ainsi que : Serge Toubiana, Charles Tesson (délégué général de la semaine de la critique du Festival de Cannes), Doryla Calmec (comédienne), Julius E. Coles (directeur du Morehouse College à Atlanta), Hélène Geran (comédienne), Josiane Cueff (CMAC Martinique), Vincent Malausa (les Cahiers du cinéma), Mylène Marie-Rose (chroniqueuse cinéma), Thomas Le moine (réalisateur), Osange Silou Kieffer, b(FEMI Guadeloupe), Marie-Christine Duval (agence Comecla), Harry Roselmack (journaliste) ; Lucien Jean-Baptiste (acteur et réalisateur) ; Dominique Sopo (président de SOS Racisme) ; Cathy Thiam (journaliste).


Vous avouerai-je que j'ai trouvé toutes ces prises de position, à commencer par le pamphlet d'Audrey Pulvar, quelque peu  étranges, pour ne pas dire en décalage total avec une certaine réalité des choses, telle que je la ressens moi-même, que j'ai décidé de m'intéresser d'un peu plus près à cette polémique ?

Mais, dans un premier temps, il a bien fallu chercher à mettre la main sur ce fameux article, ce qui ne fut pas simple, même pour un habitué des moteurs de recherche.





(1) Ne dit-on pas que la musique adoucit les moeurs ? Spéciale dédicace à Audrey Pulvar, Sonia Rolland, Rokhaya Diallo et à toute la "blackgeoisie" française. Ça tombe bien : à l'instar de ces grandes librairies (Fnac, Gibert) où je me rends toujours en prévoyant large, soit toute une matinée ou tout un après-midi, j'avais passé déjà pas mal d'heures à farfouiller dans les bacs de cette médiathèque de la Ville de Paris, lorsque je suis tombé sur ce disque, que je n'ai pu apprécier qu'une fois rentré chez moi. Une pure merveille ! Et là, on coupe le téléphone, on s'assied par terre et on décolle ! Et si vous n'êtes pas subjugué(e)s par ce sublime timbre de contralto, c'est que vous n'avez pas d'oreilles ! Mais qui cela peut-il bien être ? Je vous dis tout de suite que ce n'est pas la regrettée Kathleen Ferrier (dont je vous recommande la version de la Rhapsodie pour contralto, choeur et orchestre de Brahms, entre autres merveilles !). La réponse se trouve quelque part sur ce blog ou ailleurs, à l'instar de l'identité de l'auteur de cette magnifique Joconde noire ci-dessus. À vous de faire comme moi et de farfouiller dans les coins et recoins... Bonne chance !


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