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vendredi 19 avril 2019

Gilets jaunes, colère noire et volée de bois vert #21


Épisode §21. Mais au fait, c'est qui le souverain ?

En ces temps de grand dérangement cérébral chez certaines "élites", qui donnent l'impression de ne plus savoir où elles habitent, peut-être serait-il utile de poser quelques jalons, histoire de se remettre les idées bien en place.

Voilà que, depuis quasiment le début de leur mouvement, les Gilets Jaunes réclament l'instauration d'un R.I.C., concept dont ils ne sont pas les auteurs, puisqu'il existe en Suisse depuis la nuit des temps sous le vocable de "votation" et apparaît de manière plus ou moins locale dans divers systèmes politiques (Californie...). 
"Dans la plupart des cantons en Suisse, mais aussi aux Etats-Unis [dans les villes, les Etats, etc.], les citoyens peuvent ainsi proposer une loi dès qu'ils ont le nombre suffisant de signatures, détaille le chercheur au Centre d’histoire des idées politiques et des institutions de l’université de Lausanne. En Suisse, ils peuvent aussi, par ce moyen, approuver ou désapprouver un texte voté par le Parlement." (Source)
Cette demande de démocratie directe est-elle nouvelle en France ?, s'interroge-t-on sur le site francetvinfo, cité plus haut.
Non. "Il y a deux conceptions de la citoyenneté, explique l'historien Gérard Noiriel. Une conception dominante, qui est la délégation du pouvoir avec un bulletin dans l'urne tous les cinq ans, et une conception populaire, qui est la participation directe. C'est celle des 'gilets jaunes' qui disent : 'Nous, on ne veut pas déléguer notre pouvoir à des chefs qu'on ne connaît pas.' En 1871, la Commune de Paris a appliqué cette démocratie directe. Les citoyens parisiens se réunissaient physiquement dans des assemblées générales, et ils choisissaient des délégués, qui étaient révocables et devaient rendre compte de ce qu'ils faisaient." 
Depuis des années, des élus plaident en faveur d'une démocratie plus directe. L'ancien député socialiste Arnaud Montebourg défendait dès 2001 une trentaine de propositions pour une VIe République, dont celle-ci : "Chaque collectivité territoriale peut consulter sa population sur les questions qui relèvent de leur compétence. (...) La même disposition de référendum d’initiative populaire est établie pour la proposition ou l’abrogation des lois de la République. Une loi organique en fixe les modalités et conditions." 
Lui aussi fervent partisan d'une VIe république, Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise, avait inclus dans son programme présidentiel de 2017 la création d'un "référendum révocatoire d’initiative populaire ". Celui-ci devait pouvoir mettre en cause la responsabilité politique d’un représentant, "même le conseiller général du coin", rappelle Le Monde. 
Comme je l'ai déjà signalé dans de précédents articles, la candidate (à l'élection présidentielle) ayant manifesté le plus de constance en faveur de l'initiative populaire est sans aucun doute Marine Le Pen (2012, 2017). Enfin, quand j'écris "sans aucun doute", il me semble avoir déjà épilogué sur la question, notamment sur le fait que Le Pen ait été d'une discrétion totale sur la question durant la campagne présidentielle de 2012.

Quant à l'acronyme R.I.C., pour Referendum d'Initiative Citoyenne, il apparaît de facto en 2013, à l'occasion du lancement en ligne d'une pétition ayant dépassé, depuis, les 214.000 signatures. (Source)

Or, ne voilà-t-il pas que de belles âmes, notamment des politologues et autres intellocrates (cf. Olivier Duhamel, François de Closets), viennent nous expliquer que trop de démocratie pouvait tuer la démocratie, la référence absolue étant, selon eux, la "sacro-sainte" démocratie représentative.

Et c'est là qu'il semble utile de revenir à la sémantique (décidément !, vont penser certains...), c'est-à-dire au sens strict des mots.

Par parenthèse, où a-t-on vu que gouvernement du peuple par le peuple voulait dire obligation pour ledit peuple de se départir en permanence de ses prérogatives au profit d'une oligarchie, fût-elle élue, ainsi que le sous-entendent les tenants de la "démocratie représentative" ?
Le Souverain est la personne qui exerce seule le pouvoir politique dans un État. Dans les démocraties constitutionnelles, et sous la Ve République, le Souverain est le peuple comme détenteur du pouvoir constituant, et les gouvernants ne sont que des magistrats constitutionnels. (Source)
En démocratie, le souverain c'est le peuple, par transposition verticale de la souveraineté, de la personne du roi, vers le corps social (= le peuple) dans son ensemble. 

Précisément, offrons-nous un petit retour en arrière, au temps dudit "Ancien Régime" : comment les choses se passaient-elles du temps où le souverain se réduisait à la personne d'un monarque ?

Rappelons tout d'abord que la souveraineté royale reposait sur le principe de l'élection divine via un sacre (Reims à une époque, voire Notre-Dame de Paris pour Napoléon) par l'autorité ecclésiastique.
La monarchie d'Ancien Régime (la monarchie désignant le gouvernement d'un seul) a des limites avant tout religieuses. On a affaire à une monarchie de droit divin, symbolisée par le sacre du roi de France à Reims. Le roi est réputé choisi par Dieu pour exécuter sa volonté et ses sujets doivent à ce titre le respecter et lui obéir. Comme preuve de ce rapport particulier avec Dieu, les rois de France étaient réputés guérir une certaine maladie, les « écrouelles », par imposition des mains. (...) 
Au sortir du Moyen Âge, la monarchie évolue vers le gouvernement absolu, conformément aux théories politiques exprimées par Jean Bodin, un juriste d'Angers, dans Les six Livres de la République (1576). Celui-ci fait valoir que la souveraineté ne se divise pas et conteste la multiplicité des pouvoirs hérités du Moyen Âge. Il en arrive à considérer que le souverain est au-dessus de la loi. 
La monarchie absolue apparaît comme un gouvernement centralisé dans lequel tout le pouvoir réside dans le roi : 
pouvoir législatif : le roi fait la loi, 
pouvoir exécutif : le roi fait exécuter la loi par ses ministres et ses « officiers » ou fonctionnaires, 
pouvoir judiciaire : le roi de France délègue ses pouvoirs à des magistrats indépendants, propriétaires de leur charge, qui siègent dans les parlements et exercent la justice d'appel (ils tranchent en dernier ressort lorsque la décision d'un tribunal ordinaire est contestée) ; le roi se réserve toutefois le droit d'interner toute personne de son choix par une « lettre de cachet ». 
Mais en dépit de Jean Bodin et ses émules, le pouvoir royal demeure jusqu'à la Révolution strictement encadré par les assemblées traditionnelles (parlements, états provinciaux, assemblées paroissiales, assemblée du clergé...) et les us et coutumes locaux. (Source)
Retenons du concept de souveraineté sous l'Ancien Régime que le monarque pouvait déléguer une partie de ses pouvoirs, sans jamais s'en délester complètement : à tout moment d'une procédure, le roi pouvait "retenir" ses prérogatives.
Succédant à une justice exercée par les seigneurs et le clergé dans chaque province sous la féodalité, apparaît sous la monarchie la justice royale. 
Les Rois de France rendent désormais la justice et assoient progressivement leur autorité judiciaire. 
Lors des sacres, l'archevêque de Reims remet la " main de justice ", signe d'équité, et l'épée, glaive de justice. Ainsi, le Roi reçoit de Dieu le pouvoir spirituel et temporel de rendre justice. La justice d'origine divine devient donc l'émanation du roi de France. Le premier devoir du roi à l'égard de ses sujets est de faire à tous bonne et prompte justice à l'image de Saint-Louis, sous un chêne à Vincennes. 
Jusqu'au XIIIème siècle, le Roi expédie lui-même les affaires, entouré de conseillers ; c'est l'époque de la "justice retenue", nécessaire au maintien de son autorité. 
Puis, les rois successifs délèguent progressivement leur pouvoir judiciaire à des juges spécialement nommés, tout en gardant un droit de regard sur les affaires et en conservant le pouvoir de juger eux-mêmes une affaire déjà entamée ou de l'attribuer à une autre juridiction (droit d'évocation). (Source)
Du coup, on est en droit de s'interroger sur les raisons pour lesquelles tant de régimes prétendument démocratiques rechignent à instaurer la démocratie directe, alors même qu'elle est dans l'ordre "naturel" des choses : dès lors que le souverain n'est plus un monarque, mais le peuple, d'un point de vue strictement philosophique, ne serait-il pas normal que le souverain populaire délègue ses pouvoirs quand ça l'arrange, tout en s'arrogeant le droit de "retenir" ces mêmes pouvoirs quand il juge opportun de le faire ?





De fait, les politologues, politiciens et autres politocrates qui s'évertuent à dénigrer la démocratie directe tentent, avant tout, mais sans convaincre grand monde, d'inverser l'ordre logique des choses, faisant passer la règle - le pouvoir par le peuple et pour le peuple - pour une exception, et l'exception - l'exercice du pouvoir par simple délégation - pour la règle, alors même qu'en bonne logique sémantique, la démocratie c'est l'exercice du pouvoir pour le peuple et par le peuple. Point.

Par la suite, c'est au peuple souverain (pléonasme !), et à lui seul qu'il incombera, par dérogation à la règle, d'organiser l'exercice pratique (et délégué) du pouvoir par les procédures qu'il jugera utiles.

Ce qui veut dire qu'à l'instar du souverain d'ancien régime, le souverain démocratique pourra - devrait pouvoir - à tout moment déléguer... et à tout moment retenir son pouvoir  de décision.

C'est bien la raison pour laquelle le referendum d'initiative populaire ou citoyenne est consubstantiel du concept même de démocratie !

Par voie de conséquence, il faut bien prendre conscience de l'anomalie structurelle manifestée par tant de régimes prétendument démocratiques qui, à aucun moment, n'imaginent que le peuple puisse exercer lui-même le pouvoir, alors même qu'avec les nouveaux moyens offerts par la communication électronique, les citoyens disposent désormais de la faculté de s'exprimer quasiment en temps réel sur les choses relevant de la vie de la cité, voire de la nation.

Par ailleurs, compte tenu de ce qui précède, à savoir l'identification de qui est le souverain en démocratie, ce n'est pas aux représentants du peuple qu'il incombe de dire ce que le peuple doit faire ou ne pas faire, dès lors qu'ils ne détiennent pas plus de souveraineté que les représentants du roi sous l'Ancien Régime !

On résume ?

En plaçant très haut cette revendication autour du RIC, les Gilets Jaunes montrent qu'ils ont compris l'essentiel, voire qu'ils ont tout compris en matière de gestion de la chose publique, et c'est bien ce qu'il y a de remarquable dans ce mouvement, dont on - quelques mauvaises langues représentant la caste oligarchique - nous dit qu'il proposerait à peu près tout et n'importe quoi, voire partirait un peu dans tous les sens, ce qui est absolument faux ! Mais bon, tout le monde ne dispose pas de la capacité intellectuelle d'apprécier à sa juste valeur un mouvement social ! Et puis, mettons-nous à leur place : politiciens, politologues et autres politocrates ne connaissant rien de la vie des vraies gens, ils en sont réduits à se fabriquer un peuple artificiel à coups de sondages et d'échantillons soi-disant représentatifs... Or, ces sondages n'ont pas vu venir le mouvement des G.J. !

Du coup, si j'avais un conseil à donner à certains représentants du peuple, qui se prennent pour des détenteurs du pouvoir, c'est de se rappeler simplement qui ils sont vraiment : des larbins au service du peuple, et rien d'autre !


Lecture : dans la rubrique "Mais pourquoi donc l'oligarchie a-t-elle à ce point peur du peuple ?", une interview dans Marianne.